SOCIETE. En Colombie, la paix « est l’affaire de tous »

Par Olivier Lagarde, Coordinateur du Réseau France Colombie Solidarités*

« Société civile, opinion publique et population face aux négociations de paix »

Dans cet article, Olivier Lagarde qui a rejoint l’Ecole de la paix pour piloter un réseau d’associations impliqué dans l’assistance et le renforcement de capacité des acteurs de la société civile colombienne, parle de ce qu’il connait: le terrain, le conflit, le sort des populations afro-caribéennes et indigènes. Il note avec stupéfaction que les acteurs de la société colombienne ne sont pas invités à la table des négociations qui se sont ouvertes en octobre 2012. Il nous explique comment lire ce fait.


« La seule chose dont on se souvient en Colombie, c’est du 5 à 0 infligé à l’extérieur par la sélection nationale de football à la grande Argentine en 1993[1] ». Cette phrase aux élans satiriques parfois prononcée par les Colombiens eux-mêmes, si caricaturale puisse-t-elle paraitre, reflète un sentiment de désagrégation permanente de la mémoire collective d’un pays meurtri et une méfiance fataliste face aux espoirs nouveaux.

Malgré les décennies de conflits, de violences, d’horreurs, de faux-espoirs et d’attentes, les Colombiens ont parfois tendance à passer à autre chose assez vite et à ne pas (vouloir) voir l’histoire contemporaine comme source de construction collective d’une paix durable future.

Vue de l’extérieur, la place prise par l’image des FARC et de la drogue contribue aussi à occulter le fait que derrière les belligérants, il y a surtout l’immense majorité d’une population qui aspire à une vie en paix, mais qui se retrouve souvent démunie face à la répétition des injustices, comme impuissante à prendre le bon chemin. Cette population, organisée ou pas, revêt d’une grande importance dans le succès, ou non, du processus qui s’ouvre.

Il convient de baliser d’ores et déjà les termes employés dans l’analyse, car la tendance est à imaginer que, politiquement, la « société civile » est un bloc monolithique : les citoyens, les gens. Or, il est ici nécessaire que nous analysions le sujet sous l’angle de la société civile d’abord, c’est-à-dire des mouvements sociaux organisés, puis sous celui de l’opinion publique – c’est-à-dire celle que l’on sonde et qui implique des préexistants – et enfin de la population, la base sociale, la communauté.

Les préparatifs de l’installation de la table des négociations d’Oslo ont mis en relief le fait que les erreurs du passé avaient été prises en compte pour n’être plus répétées, à la fois par la guérilla des FARC et du gouvernement. La société civile et la population colombiennes doivent en faire de même et participer en ayant toute leur place dans la construction de la paix.

Mais déjà les premières polémiques sont apparues, à tort ou à raison, sur le fait qu’aucun représentant de la société civile ne fasse partie des négociations de La Havanne. Alors comment considérer ces arguments? Quelle est la place des acteurs civils, société ou opinion, dans les négociations de paix et dans la construction de cette dernière ?

« La paix est l’affaire de tous », c’est bien là le seul refrain, répété à l’envi, qui permette le consensus pour l’instant. Reste à voir qui des uns ou des autres la négocie et qui des uns ou des autres la construit. Si la Colombie a encore besoin de renforcer ses pratiques de gouvernance, ses institutions et donc son Etat, tout l’enjeu de cette page nouvelle qui s’ouvre est aussi et surtout de construire une Nation.

Nous aborderons ces problématiques en prenant soin de définir et mesurer à leur juste valeur le positionnement des mouvements de la société civile (I), le rôle de l’opinion publique (II) et la place de la population colombienne comme membre d’une même communauté nationale (III).

La société civile colombienne au défi de la paix

Si l’ouverture des Dialogues de Paix suscite un espoir immense et légitime auprès de bien des personnes, de nombreux secteurs de la société civile colombienne et internationale s’interrogent sur l’efficacité d’un tel processus sur le long terme, ce alors que leurs mouvements ne sont pas même conviés à la table des négociations.

Dans un pays marqué par la fréquence des violations des Droits de l’Homme et des infractions au droit international humanitaire, les défenseurs des droits, les syndicalistes, les journalistes, leaders de terres, étudiants ou leaders afro-descendants ou indigènes sont en première ligne de la répression d’une force publique réticente à tout mouvement de contestation. De même, ces militants sont les cibles prioritaires des groupes armés illégaux – guérillas et paramilitaires – dont les intérêts sont menacés toute forme d’activisme.

Afin d’éclairer les concepts, nous reprendrons la définition du concept de société civile accepté par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD)[2] :

« L’on entend par société civile : ensembles des associations volontaires qui ne font pas partie de l’Etat et qui cependant exercent une forme de pouvoir social, les partis politiques, les citoyens, les médias, les entreprises privées, les lobbys, les syndicats, les églises et les ONG se considèrent en général comme parties de cette dite société ».

Il s’agit donc de structures plus que de personnes, dont le message et les objectifs sont bien d’ordre sociaux et politiques.

En Amérique Latine, les mouvements sociaux sont riches et très actifs. Cela s’explique notamment par une tradition forte de contestation populaire, souvent étouffée mais précisément pour cela toujours vivace. Ce foisonnement correspond aussi à des Etats centraux qui ne sont pas suffisament forts institutionnellement pour faire face à tous les problèmes de la société sur l’ensemble de leur territoire. De même, il faut rappeler que les inégalités sociales sur ce continent sont extrêmement fortes et renforcent le développement de solidarités contestataires parallèles.

La Colombie n’échappe pas à ces données. L’histoire de la violence politique attachée à ce pays lui confère d’ailleurs une tradition plus ancrée encore de force sociale et citoyenne. En effet, le conflit qui s’enlise depuis plus d’un demi-siècle a généré de forts élans de défense des droits de l’homme et des mouvements pour la paix. Tous les secteurs sont représentés et se mobilisent : les femmes, les syndicalistes, les
défenseurs de terres, les minorités ethniques, etc. Tous les champs de la société sont ainsi en partie pris en main par ces mouvements : éducation, développement rural et local, droits de l’homme, santé, etc.

La société civile en Colombie a donc un poids que l’on a parfois du mal à valoriser et dont on ne saurait mesurer l’impact sur l’amélioration de la qualité de vie, des droits et de la construction de la paix.

Concernant ce dernier point, aucun membre ni représentant de la société civile ne participe aux négociations entre les FARC et le gouvernement. Or, nous avons déjà souligné également le caractère intégral de la recherche de la paix et que celle-ci était « l’affaire de tous ».

Alors comment imaginer une paix durable sans la présence de la société civile à la table ?

Il est ici fondamental de peser chaque mot, chaque fait. Le communiqué officiel, conjoint aux parties prenantes – FARC et gouvernement – a pour titre l’ « Accord général pour la fin du conflit en Colombie ».

Cette négociation n’aura donc pas pour but de construire la paix, mais plutôt de mettre fin aux violences. Sans cette condition, la paix n’est pas possible. Or, les parties prenantes au conflit sont bel et bien les guérillas, l’Etat colombien et les groupes paramilitaires.

À première vue, il ne semble donc pas illégitime que la société civile soit écartée des discussions directes. En revanche, elle n’est pas même présente en tant qu’observatrice des débats. Cela pousse à croire que l’Etat veut s’approprier la démarche – la paix viendra de lui ou ne viendra jamais – et en quelque sorte aussi étouffer des mouvements de contestation qui n’ont plus voix au chapitre.

Il faut donc rester plus que vigilant sur ce point et imaginer que la société civile aura son rôle à jouer dans la construction de la paix. Du reste, les associations impliquées dans l’action sociale et la culture de paix n’ont pas commencé leur travail le 15 octobre dernier puisqu’elles sont à pied d’œuvre depuis des décennies parfois. Et ce rôle là, ce que cela lui confère de légitimité dans le cadre de la construction de la paix, ce rôle là n’est plus à négocier, il est un fait et doit se traduire en réalités.

C’est sur ce terrain là que la société civile est la plus efficace, qu’elle garde la distance avec la politisation des enjeux pour se concentrer sur la logique des acteurs. D’ailleurs, la Colombie est un pays toujours assez politisé. Et au regard de la masse des mouvements présents, il semblerait difficile de ne porter qu’une seule voix sans que cela ne risque de provoquer des tensions de jeux de pouvoir entre ONG notamment.

Chose qui serait négative pour des secteurs dont le travail est déjà suffisamment complexe et dangereux de par la répression des mouvements sociaux. La société civile n’apporterait rien de plus aux négociations entre les belligérants. Elle doit en revanche veiller à peser sur le contenu thématique de l’accord à travers le renforcement des actions qu’elle entreprend déjà sur le terrain, malgré les menaces qui pèsent de par la présence d’acteurs armés ou par le climat hostile qui règne contre ces acteurs là en particulier dans l’opinion publique.

L’opinion publique doit devenir un facteur de paix, non de division.

Car s’il est bien une caractéristique forte de la société colombienne, c’est la polarisation de ses membres et l’idéologisation de ses discours. Tout est politisé, rien n’est politique. Sans doute le fruit d’atavismes conflictuels majeurs, ces comportements inopérants pour construire la paix se sont développés au cours des décennies dernières.

Le temps de la guerre a laissé la place à celui de conflits banalisés, à un cycle de violences inévitable. Pourtant, de nombreux secteurs ont bien conscience que la Colombie mérite un autre destin. Car la violence est loin de faire partie du langage quotidien et des comportements de la grande majorité des Colombiens. Ce pays ne mérite pas sa réputation. Son image est construite par qui veut l’instrumentaliser à des fins personnelles – entreprises, médias, politiques. Même à l’intérieur de ces secteurs, tous n’ont pas cette perception, il ne faut pas occulter en cela le travail efficace de nombreux fonctionnaires, le courage de nombreux journalistes ou encore la responsabilité de certains entrepreneurs. Mais le système s’impose au contexte.

C’est là que le bât blesse. Le système est verrouillé par certains. L’opinion publique est dès lors maintenue dans une sorte de pensée unique. Le conflit, surtout depuis sa militarisation croissante dans les années 2000, contamine le discours politique et sociétal.

La parole politique du peuple a été lentement effacée par le langage politico-militaire qui semble dicter la voie pour le pays. La société civile n’a pas la place qu’elle devrait avoir, la population méconnait la plupart des enjeux réels de ce qu’il se passe sous ses yeux. En cela, une partie de la presse sert de relais pour le formatage de la pensée politique.

En Novembre 2010, quand a éclaté le scandale de Las Pavas[3], certains leaders paysans réclamant des terres ont été envoyés devant la justice tant la presse était parvenue à les faire passer pour de fausses victimes cherchant à bénéficier de réparations pécuniaires. Il n’est pas question ici de remettre en cause la justice plutôt de questionner l’acharnement politico-médiatique qui s’est abattu immédiatement après. Certains médias se sont empressés de relayer la parole des secteurs politiques ultra-conservateurs qui assimilaient ces quelques cas de présumées fraudes à un système mis en place par toutes les ONG (nationales ou internationales), bras politique des FARC, pour instrumentaliser les paysans au service de leur cause idéologique.

L’impact sur l’opinion a été très fort. A tel point que les « noticias » ne parlaient plus que de cela sous la forme d’une polarisation systématisée. Le lien était désormais simple à faire : ONG = FARC = Terroristes. Ce discours avait été facilité par l’instrumentalisation des arguments simplistes de la guerre contre le terrorisme initiée par l’administration Bush. Ainsi, au lendemain de ces événements, il n’y avait plus de conflit interne en Colombie, donc plus de problèmes structurels décennaux qui ont généré tant de victimes. Mais il n’y avait plus que des groupes terroristes à abattre.

Depuis 2005 et la Loi Justice et Paix[4] de démobilisation des groupes paramilitaires, ces derniers dans le langage commun tendent à disparaitre. Ils sont remplacés par le terme moins conflictuel et plus « droit commun » de « bande criminelles – BACRIM ». Pourtant, tout comme les guérillas, elles agissent toujours, et détruisent encore la vie de communautés entières. Les faits sont encore présents et graves,
voire pires qu’avant 2005. Pourtant, dans le langage commun et le discours politique, la paix avec ces milices, via cette Loi, a été signée…affaire classée…

Cet usage des mots, cette utilisation des canaux de communication, cette banalisation d’actes de guerres transformés en quasi-incivilités, entraînent des mouvements d’opinion non négligeables qui desservent le chemin de la paix pour la Colombie, voulu pourtant par l’écrasante majorité de sa population, fatiguée, lassée.

A la population il est demandé d’agir aussi !

Il est parfois étrange en Colombie de voir les différences existantes dans le rapport entre la vie quotidienne et le conflit. Ici on se demande de quel conflit on parle, là on se bat jour après jour pour résister face à lui, partout l’on ne vit pas au même rythme du développement de la nation colombienne.

Avec 46 millions d’habitants, un territoire deux fois plus grand que la France et un extrême métissage des populations, la Colombie explique parfois à elle seule les raisons du conflit mais aussi les forces sur lesquelles elle peut compter pour s’en sortir.

Un jeune étudiant d’Usaquen – dans les quartiers riches du nord de Bogota – ne trouvera sans doute que peu de points communs avec une jeune fille déplacée vivant à Ciudad Bolivar, dans les quartiers pauvres de la capitale. Un entrepreneur « antioqueno » de Medellin, du nom de la région la plus prospère de Colombie, aura une vision bien particulière du paysan propriétaire de quelques hectares de terres dans le département fertile mais pauvre du Chocó voisin. La mère de famille qui doit faire trois petits boulots à Carthagène, sur la côte touristique caribéenne, n’aura sans doute pas le même poids politique (au sens res publica – la chose publique, le rôle dans la cité) que la riche famille de touristes nationaux à qui elle va vendre des jus frais sur la plage.

Ce sont ces milles visages qu’il faut réconcilier pour construire une paix durable et une nation solidaire. Le processus des négociations de paix engagé cette année ne peut faire l’économie d’un espoir, mesuré certes, mais constructif. Négocier la fin de la guerre est une chose, construire le début de la paix en est une autre.

Car un conflit vieux de plus d’un demi-siècle ne sera en aucune façon résolu du jour au lendemain. Deux voire trois générations sont marquées. Impossible d’en effacer les cicatrices. L’espoir viable réside en revanche chez les plus jeunes, ceux qui ont aujourd’hui moins de 25 ans. Paradoxalement pourtant, ils sont en première ligne du conflit, victime sociale ou proie militaire. Mais les processus d’éducation sont ici primordiaux.

L’on ne mesure pas assez la créativité, l’intelligence et la durabilité de nombreuses initiatives mises en place dans les bidonvilles, les quartiers, les communautés pour enrayer le cycle transgénérationnel de la violence. Si l’on mettait plus de force à montrer ce qui donne espoir, la fameuse opinion publique évoluerait sans doute dans un sens plus propice à une paix durable.

Il ne faut pas oublier que les régionalismes en Colombie sont bien ancrés. Entre habitants de la côte, de la grande ville des Andes ou des vastes plaines désertées de l’Est, ce pays offre un vaste panorama de cultures et de traditions, sans compter les aspects ethniques. Là non plus, rien ne sera décrété. C’est la prise de conscience de l’appartenance à une même nation qui agira
beaucoup plus en faveur de la paix que n’importe quel document de paix signé à La Havanne, quand bien même cet acte serait historique.

Conclusion

D’un conflit aux dimensions intégrales l’on ne peut sortir qu’en apportant des réponses diverses et appropriées. Si l’Accord envisagé par les FARC et le Gouvernement aboutit, cela sera une bonne nouvelle pour le pays, mais un nouvel espoir vain s’il n’est pas suivi d’effets.

Par effets, nous entendons l’évolution vers des bonnes pratiques du vivre-ensemble, celles qui permettent au quotidien d’obtenir une paix de proximité, moins ambitieuse à première vue mais réelle.

Il est fondamental de soutenir et de rendre visible les initiatives porteuses d’espoir, celles qui cherchent à promouvoir les citoyens en « acteurs de transformation sociale », terme souvent utilisé en Colombie et tout à fait idoine. Les interdépendances sont importantes entre société civile, opinion publique et population. Ce sont les mécanismes qui la nourrissent qu’il faut assainir.

Dès lors, la force du symbole qu’exercerait l’arrêt définitif du conflit entre FARC et Gouvernement aura besoin d’une force motrice complémentaire bien plus importante pour devenir un pas en avant majeur, le début de quelque chose. Nul autre que les colombiens eux-mêmes, récupérant de leurs droits politiques, ne pourra se substituer à eux comme acteurs de la construction de la paix.

Il est en cela également primordial de considérer ce pays, depuis l’extérieur, comme autre chose que les raccourcis classiques dont nous abreuvent nos opinions publiques à nous, où la Colombie est assimilée au tryptique « FARC-drogue-Ingrid Betancourt ». C’est là aussi la part du travail de nos sociétés civiles, ici.

Tous les éléments réunis peuvent faire espérer au peuple colombien de prendre le chemin qu’il mérite, sans pour autant oublier, n’en déplaise aux argentins, le 5 septembre 1993.

*Le Réseau France Colombie Solidarités est un collectif d’ONG et associations (Ecole de la Paix de Grenoble, CCFD-Terre Solidaire et Mâcon Solidarité Colombie) promouvant des projets de solidarités internationales avec la Colombie, ici et là-bas.

 


[1] En effet, le 5 septembre 1993, dans un match comptant pour les Eliminatoires de la Coupe du Monde 94, les argentins ont subi à Buenos Aires l’une des défaites les plus humiliantes de leur histoire.

[2] PNUD, Rapport national sur le Développement Humain en Colombie 2003 : “El conflicto, callejón con salida, Bogotá”, Panamericana – 2003. P.459. Repris dans “Participación de la sociedad civil en la construcción de la paz en Colombia en el marco del proceso electoral”, par Doris Ardila Muñoz, Centro de Investigación para la Paz (CIP-FUHEM), www.cip.fuhem.es.

[3] En Novembre 2011, une Juge de Carthagène a indiqué qu’
il n’y avait pas eu de déplacements forcés dans cette zone du département du Bolivar, sur la Côte Atlantique, sur la base de la rétractation d’un plaignant. L’interprétation qui en fut faite est qu’il y avait de fausses victimes qui cherchaient à s’attribuer des réparations qui ne leur revenaient pas. Voir article en espagnol : http://www.semana.com/nacion/polemica-decision-fiscalia-sobre-caso-pavas/168460-3.aspx, Semana, 1 Décembre 2011.

[4] Loi 975 de 2005, qui permet aux paramilitaires qui se rendent et qui avouent leurs crimes d’abaisser de manière drastique la peine encourue.