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CRISE. Ce que les populations subsahariennes pensent des crises
Par Matthieu Damian. Et si nous n’avions pas tous la même perception des crises? Et si d’autres populations avec leurs histoires et leur pratiques politiques propres ne concevaient pas les ressorts et les facteurs du changement politique de « notre » manière? C’est sur cette question essentielle que la revue Politique Africaine se penchait récemment. Dans le cadre des travaux engagés par l’Ecole de la paix sur la situation des pays et des peuples de la zone subsaharienne, la réflexion sur les visions de crise, est d’une actualité particulièrement brulante.
On ne sait souvent pas trop quels ouvrages choisir dans une bibliographie quand on s’intéresse à l’Afrique subsaharienne en général et à la « bande sahélienne » en particulier. L’Ecole de la paix vous recommande donc vivement le numéro 130 de l’excellente revue Politique africaine que vous pouvez consulter dans ses locaux pour peu que vous soyez adhérent[1]…
Une méthodologie qui donne la parole aux populations
La méthodologie employée dans l’écriture de ce numéro est vraiment intéressante. Elle consiste à « interroger les perceptions que les populations sahéliennes peuvent avoir de ce qui tient communément lieu de crise à l’échelle internationale, quelle que soit la validité que l’on puisse par ailleurs conférer à un tel diagnostic. Cet objectif induit inévitablement un questionnement méthodologique sur le rapport au terrain et sur la possibilité de produire des données empiriques dans des zones en crise ou déclarées comme telles[2]. »
Vincent Bonnecase et Julien Brachet rappellent par exemple que l’introduction de la charia au Nord Nigeria, au début des années 1990, n’a pas été vécue comme une crise[3]. Il en va de même pour les premiers témoignages que nous avons eus au début 2012 lorsque les premières attaques des rebelles leur ont permis d’occuper des territoires où les populations ne se sont pas révoltées, au début, contre ces nouveaux arrivants…
Dans son article, Barbara Cooper montre que le taux de fécondité des femmes au Niger n’est pas vu par elle comme un problème. Au contraire, elles souhaiteraient en avoir plus. L’article, passionnant, essaie de comprendre pourquoi en interrogeant ces femmes plutôt que de leur dire comment elles doivent agir. Elle en vient à questionner les politiques publiques mises en place et sur leur efficacité et qui, à la longue, peuvent avoir de réels effets contre-productifs[4].
Revisiter la notion de crise
En introduction du dossier, Vincent Bonnecase et Julien Brachet rappellent que, pour qu’il y ait crise, il faut un vrai « dérèglement organisationnel ». Or, à faire la recension de toutes les difficultés subies par les populations sahéliennes, les auteurs concluent que soit la crise est chronique dans cette région soit le terme est employé à tort et à travers. Ils citent alors Edgar Morin : « Il est de plus en plus évident que la crise, devenant une réalité de plus en plus intuitivement évidente, un terme de plus en plus multiplement employé, demeure un mot aussi grossier et creux ; qu’au lieu d’éveiller, il contribue à endormir ».
Ils se demandent alors qui a profit à parler de crise. Ils rappellent qu’Henry Bernstein, dans
les années 1980, critiquait l’emploi du mot « crise » par la Banque mondiale pour faire passer ses programmes d’ajustement structurel en Afrique subsaharienne. Ils soulignent que les politiques mises en place par les différents bailleurs internationaux dans ce continent ne sont pas assez interrogées : « Que sait-on en effet des fondements de ces politiques « anti-crises », de leur utilité, de leurs limites, voire de leurs effets pervers, si ce n’est que le seul fait de déclarer la crise est aussi pour de multiples acteurs une manière de gérer certains situations.
Afin de saisir dans quelle mesure ces dispositifs participent d’une transformation des sociétés sahéliennes, il s’agit donc d’appréhender au mieux l’ensemble de leurs incidences, volontaires et involontaires, non pas seulement sur les objets bien identifiés contre lesquels ils prétendent lutter directement et officiellement (le terrorisme, les trafics marchands ou les famines par exemple), mais aussi et surtout sur l’ensemble des domaines de la vie ordinaire des populations[5]. »
Ce qui se joue dans la crise au Mali
Dans leur article[6], Julien Gavelle, Johanna Simeant et Laure Traoré rappellent les travaux féconds de Michel Dobry qui n’ont pas tant mis l’accent sur les causes des crises que ce qui se joue dans la crise. Il ne faut pas penser que cet auteur laisse de côté les raisons de la crise, bien au contraire. Sa spécificité consiste à voir les réactions de l’ordre social au cours de la crise. Les trois auteurs cités plus haut rappellent ainsi que le non-désarmement des combattants touaregs revenus de Libye suite au départ forcé de Mouammar Kadhafi et l’accueil de quelques-uns de leurs chefs par ATT dans le palais présidentiel, a constitué une véritable faute de la part des autorités publiques. En effet, le chef de l’Etat montrait ainsi que ses forces armées n’assuraient pas la sécurité publique au nord du pays.
Ces mêmes auteurs se demandent comment un capitaine de modeste extraction a pu, en un temps aussi rapide, rallier à son coup d’Etat tant d’associations ou d’acteurs politiques. Ils qualifient le putsch du capitaine Sanogo comme « le plus bête du monde » en ne faisant que reprendre des paroles glanées à Bamako. En effet, les élections devaient se tenir cinq semaines après cette prise de pouvoir. Dès lors, ils tentent de trouver une explication à cette adhésion populaire en mettant en évidence cette attente d’une personnalité africaine exemplaire qui viendrait balayer les anciennes pratiques et enfin favoriser la justice sociale, soit une référence directe à Thomas Sankara, ce chef de l’Etat burkinabé issu des rangs des militaires qui, pendant quelques années, a incarné une autre façon de gouverner.
Julien Gavelle, Johanna Simeant et Laure Traoré mettent également en avant le fait que le Haut Conseil Islamique (HCI) en particulier son président d’orientation wahhabite, y voit une opportunité pour se développer même si les auteurs pointent du doigt que l’attitude des membres de cette institution n’a pas été univoque, loin de là.
Les auteurs s’intéressent ensuite à la réaction de la population, aux gens de la rue. Ils mettent en évidence la relative absence de réaction et l’expliquent par une forme d’auto-exclusion du débat politique qui n’est pas nouvelle et qui ne contredit pas le mythe d’un Mali démocratique. Les auteurs rappellent un taux d’abstention important, de discours faits en français pour des personnes qui ne le comprennent pas tous, loin de là, et d’une absence quasi complète d’éducation populaire en matière politique.
Ces auteurs espèrent : « (…) que les quelques propositions avancées ici pourront être utiles à l’analyse d’autres crises : en ne figeant pas la récit canonique de la crise et de ses
facteurs, en envisageant à qui et comment les crises ouvrent des possibles, par l’attention portée au recours à la rue et à la violence pour comprendre les formes de l’auto-censure et le travail de fabrication de la neutralité dans l’incertitude, ou encore en comprenant de quels imaginaires politiques se nourrissent les récits ployés pendant la crise. »
Enfin, ils ajoutent, avec pertinence : « Reste à savoir si les acteurs les plus en position de revendiquer la définition intransigeante d’un « nous » moral pensé comme rompant avec les anciennes pratiques, et aptes à imposer cette définition, se trouvent dans le seul champ religieux, ou si des forces sociales encouragées par une crise qui, comme toutes les crises, même les plus graves, représente une ouverture des possibles « et des aspirations, feront entendre des voix alternatives[7]. »
[1] Politique africaine, n°130, juin 2013
[2][2] BONNECASE Vincent et BRACHET Julien, « Les crises « sahéliennes » entre perceptions locales et gestions internationales », Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.5-22, p13
[3] BONNECASE Vincent et BRACHET Julien, « Les crises « sahéliennes » entre perceptions locales et gestions internationales », Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.5-22, p21
[4] COOPER Barbara M., « De quoi la crise démographique au Sahel est-elle le nom ? », Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.69-88
[5] P17
[6] GAVELLE Julien, SIMEANT Johanna, TRAORE Laure, « Le court terme de la légitimité : prises de position, rumeurs et perceptions entre janvier et septembre 2012 à Bamako » , Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.23-46
[7] Ibid, p46