LIVRE. Les incroyables aventures de Madame Bâ au Mali

Par Matthieu Damian. Le dernier ouvrage d’Erik Orsenna, Mali, Ô Mali, emmène le lecteur sur les traces de Madame Bâ à la découverte de certains facteurs de conflictualité au Mali. C’est parfois, aussi, à travers la littérature que l’on découvre d’autres aspects et questionnements pour avancer. 

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Erik Orsenna avait connu un beau succès, il y a quelques années, avec un livre intitulé Madame Bâ. Dans son dernier ouvrage Mali, Ô Mali, paru au début 2014, il reprend les aventures de cette femme qui habite à Montreuil. Ce détail est tout sauf insignifiant puisque cette ville de la banlieue parisienne est connue, entre autres, pour sa diaspora malienne. Or, vous l’aurez compris, Madame Bâ a une grande partie de sa famille à Bamako.

Erik Orsenna est un connaisseur du Mali à plusieurs titres. Il connaît bien la diaspora malienne en France. Il s’est rendu quelques fois dans ce pays et, à la fin du livre, il offre des conseils de lecture pour aller plus loin. Il est donc bien documenté. Dans le cadre de « Territoires de paix », ce qui nous intéresse dans cette lecture, ce sont les angles qui ont trait à l’analyse de la conflictualité sur place. C’est pourquoi, ce n’est pas ici que vous trouverez un résumé de l’histoire qu’il est désormais facile de connaître en regardant sur internet. En revanche, nous nous proposons de revenir sur les quelques aspects qui suivent.

Préférer la charia à l’absence de loi

Erik Orsenna revient à deux reprises sur cet aspect dans le livre. Nous proposons ici le premier passage et proposons au lecteur de lire à la page 290 le second :

« La seconde demoiselle nous regarda droit dans les yeux, comme si elle voulait nous défier.

–        Moi, demain, je retourne.

–        Retourner où ?

–        Dans le Nord. De toute façon, il faudra retourner. Le Nord, c’est chez nous.

–        Mais tu n’as pas peur ?

–        J’ai déjà peur puisque je sais que je devrais retourner. Une fois retournée, je n’aurai plus cette peur-là.

–        Tu es prête à subir de nouveau la charia ?

–        La charia, c’est dur, mais on connaît les règles. Les interdictions, les tarifs, les coups de bâton. Avant, avec les bandits sans religion, il n’y avait pas de règles, on a plus souffert.

Elles ont regagné le coin le plus reculé de la cour. Cette fois, Mme Bâ était sonnée.

–        Note Ismaël, note. Tu te rends compte ? C’est le pire que nous avons entendu. Le pire, tu imagines ce qu’elles ont dû subir pour préférer la charia. Préférer la charia[1] ! »

Nous avons pu lire dans plusieurs ouvrages des faits qui vont dans le même sens. Tout d’abord, les populations locales ont, dans un premier temps, plutôt bien accueilli les islamistes lorsqu’ils sont arrivés. Les premiers reportages des journalistes
de Libération vont dans ce sens après le début du conflit malien, au cours des premières semaines de 2012. Deuxièmement, les mêmes constatations ont pu être faites au Nord Nigeria lors de l’imposition de la loi islamique au cours des années 1990[2]. Enfin, il faut rappeler qu’une sorte de charia a existé, sous une forme plus ou moins lâche, dans une grande partie du Sahel[3]. Cette réalité interpelle et Erik Orsenna fait bien de la souligner. Il y a donc une forte demande d’un Etat ou, du moins, d’un pouvoir dont on connaisse les règles plutôt que ce « je-ne-sais-quoi » qui prévalait au Nord Mali où l’Etat n’agissait plus, où les chefs locaux n’avaient plus le pouvoir d’avant et où les factions entre elles se disputaient l’autorité réelle sur le territoire.

La démographie, un problème malien ?

Certainement inspiré par le démographe Hervé Le Bras qu’il cite à la fin de son livre, Erik Orsenna nous propose ce passage :

–        Que veux-tu que je te dise ? Je vois Bamako et je l’aime.

–        Aveugle Ismaël. Tu as quand même remarqué comme elle est jeune et même très jeune, beaucoup trop jeune cette foule qui passe.

–        C’est vrai qu’on dirait une course de collégiens.

–        Et ça ne t’angoisse pas, inconscient Ismaël ? J’espérais que les ventres des femmes s’étaient calmés durant mon absence. Idiote que je suis ! Pourquoi, mais pourquoi nous, Maliens, fabriquons-nous tellement d’enfants ? Ce fleuve de jeunes, là, devant nous, qui coule en accéléré, sais-tu au moins où il va ?

–        Je ne sais pas, moi ! Le parcours habituel. Les lycées, les universités, les petits boulots, les apprentissages…

–        Il va dans le mur. A croire que nos fleuves souffrent tous de la même maladie. Regarde ce fou de Niger qui a décidé de s’affronter au Sahara. Notre jeunesse, c’est pareil. Elle va se fracasser. Comment veux-tu offrir des emplois à tous [4]?

 En p187, l’auteur fait dire, par Mme Bâ, qu’il faut absolument commencer par l’éducation des filles pour apporter une solution au Mali. Malheureusement, il fait tout de suite dire à son héroïne qu’une telle politique doit être mise en avant pour réduire les naissances (il rappelle plus loin qu’avec 6,7 enfants par femme, le Mali est un des pays les plus « féconds » au monde). C’est offrir non seulement une vision très malthusienne du problème mais encore ne pas vouloir comprendre le problème.

Nous invitons ici le lecteur à parcourir l’article écrit par Barbara Cooper dans Politique africaine[5]. Celle-ci cite tout d’abord la thèse de Thérèse Locoh selon laquelle la forte mortalité et les conditions climatiques difficiles expliquent la forte démographie. En gros, les femmes du Sahel font beaucoup d’enfants parce qu’elles risquent d’en perdre une partie plus ou moins importante. Ensuite Barbara Cooper rappelle que, lorsqu’on prend le temps de s’intéresser à elles, les femmes du Niger ou du Mali indiquent qu’elles souhaitent plus d’enfants et non moins. La raison serait l’infertilité secondaire (le manque de naissances ou de grossesses chez les femmes qui ont eu au moins un enfant et sont actives sexuellement depuis au moins cinq ans sans avoir eu recours à la contraception). L’auteur rappelle qu’une femme sur quatre ayant déjà fait la preuve de sa fertilité, est incapable de donner naissance à un autre enfant. Or, « (…) une analyse plus précise des conséquences de l’infécondité au Sahel révèle que les femmes infécondes ont plus de probabilités de divorcer et, lorsqu’elles se remarient, de se retrouver dans une union polygyne. »
L’auteur poursuit en disant : « La « culture de forte fécondité » (…) est hautement compétitive. Les femmes luttent pour faire la preuve de leur fécondité et s’attirer les attentions d’hommes capables de les soutenir, gagner l’approbation de beaux-parents et le respect de leurs co-épouses. Le terme « co-épouse » est communément synonyme de « rivale ». Elle souligne plus loin : « La crainte de l’infertilité continue de guider les comportements qui contribuent à la diffusion du Sida. L’autre tragédie est qu’en échouant à offrir une oreille attentive aux besoins de santé reproductive exprimés par les populations africaines, en particulier en Afrique de l’Ouest et centrale, les pontes de la décroissance démographique ont finalement généré un climat de méfiance à l’égard du planning familial et des contraceptifs. » Elle conclut en rappelant : « La perception extrêmement négative de la contraception répandue à travers l’Afrique – même chez ceux qui sont éduqués et bien informés – (…). »

Une mauvaise gouvernance de « longue durée » et instituée

Une des principales qualités de cet ouvrage consiste à faire parler des Maliens sur la situation du terrain. Plusieurs fois, les citations sonnent juste et sont en correspondance avec ce que nous avons pu lire dans l’importante documentation que nous avons accumulée à l’Ecole de la paix dans le cadre du projet « Instrument de prévention des crises ». Nous citerons notamment ce passage où l’auteur fait parler une veuve d’un soldat de l’armée malienne, tué au cours des attaques perpétrées par les groupes armés à partir de janvier 2012 dans le Nord du Mali :

« Je me suis rendue en groupe au camp militaire de Kati avec des veuves des frères des sœurs qui comme moi avaient lu le journal et nous avons demandé les corps et on nous a répondu en riant qu’on ne savait pas où  ils étaient que les vautours et les hyènes les avaient mangés forcément ha ha ha et on nous a chassés à coups de bâton alors je suis revenue seule et j’ai demandé un certificat au moins un certificat de décès un sergent m’a dit c’est deux cent mille francs CFA pourquoi il faut payer pour les décès maintenant c’est le règlement m’a dit le sergent et il m’a posé la main sur l’épaule il m’a réconfortée tu sais Dembeya combien nous avons de généraux j’ai dit non il y a vingt ans ils étaient quatre maintenant ils sont quatre-vingt-huit ça mange un général plus qu’un sergent et plus que toi alors tu paies et j’ai payé[6]. »

Dans ce passage, nous pouvons lire le mépris des fonctionnaires de l’armée pour le peuple alors même que les officiers maliens n’ont pas du tout été en mesure de montrer leur courage lors des attaques armées qui ont débuté en janvier 2012. Nous constatons aussi cette mauvaise gouvernance qui prévaut au Mali au vu et au su de tout le monde et sans que les institutions internationales qui financent grandement celles-ci semblent prendre des mesures réelles pour faire en sorte que cela change[7].

Conclusion

Pour tout dire, nous recommanderions beaucoup plus à la personne qui souhaiterait en savoir plus sur la situation malienne de lire Amadou Hampâté Bâ (pour comprendre la situation de ce pays au début du vingtième siècle) ou l’ouvrage « Les liens sociaux au Nord-Mali » (consultable à l’Ecole de la paix). Néanmoins, cet ouvrage est facile d’accès. Le personnage de Mme Bâ est truculent. Et l’été approchant, c’est une lecture aisée pour mieux comprendre la situation malienne sans quitter sa chaise longue…

[1] ORSENNA Erik, Mali, Ô Mali, Stock, Paris, 2014, p87

[2] « Plusieurs travaux, revenant sur l’instauration de la sharia dans le Nord du Nigeria à partir des années
1999-2000, ont montré que cette mesure, en plus d’avoir suscité un important début public sur l’ampleur de son application, avait été favorablement accueillie par une bonne partie des populations, notamment parce qu’elle semblait aller de pair avec la lutte contre la corruption et la restauration d’un Etat fort, non pas seulement dans les domaines policiers et judiciaires, mais aussi sur les plans économique et social » BONNECASE Vincent et BRACHET Julien, « Les crises « sahéliennes » entre perceptions locales et gestions internationales », Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.5-22, p21

[3] « Il est essentiel de rappeler que la vie quotidienne de la très grande majorité des populations sahéliennes est déjà régie depuis des décennies par le droit musulman. Prières, mariages, baptêmes, divorces, héritages, aumônes ou encore décès se font selon les règles de la shariah (…). Ce n’est ainsi pas l’application en soi de la sharia qui a pu poser problème dans le Nord du Mali en 2012, mais bien la manière dont certaines de ses parties y ont été interprétées et appliquées dans la plus grande violence.. Ibid, pp.20-1

[4] Ibid, p87

[5] COOPER Barbara M., « De quoi la crise démographique au Sahel est-elle le nom ? », Politique africaine, n°130, juin 2013, pp.69-88

[6]ORSENNA Erik, Mali, Ô Mali, Stock, Paris, 2014, p198

[7] On signalera quand même l’initiative de Pascal Canfin, qui, lorsqu’il était ministre du développement, a fait en sorte de proposer une vision complète des projets financés au Mali sur le site de l’ambassade de France de ce pays.