NEGOCIATIONS. Colombie, l’horizon du processus de paix (CINEP/PPP#1)

Par l’équipe de chercheurs du CINEP/PPP. Dans le cadre des négociations débutées à l’automne 2012 visant à trouver une solution durable au conflit qui déchire la Colombie depuis près de 60 ans, Territoires de paix accueille dans ses colonnes une série de contributions de l’équipe de recherche du Centre de Recherche et d’Education Populaire/Programme pour la Paix (CINEP/PPP) basé à Bogotá. Ses chercheurs proposent leurs analyses d’un conflit qui arrive à un moment-clef. Il s’agit ici de la première de quatre contributions.

L’actuel processus de négociation de paix, entre le gouvernement et la guérilla des FARC-EP, est une partie d’un processus complet et structurel impliquant la construction d’une paix soutenable et durable en Colombie.

En ce sens, il faut distinguer deux moments : le premier est l’actuel processus de négociation, et le second, un processus plus profond qui va au-delà de l’agenda défini entre les FARC-EP et le gouvernement, impliquant le développement des agendas sociaux pour la résolution des conflits structurels du pays. Distinguer ces deux niveaux permettrait d’aborder les conflits sociaux pouvant rester occultés par une négociation centrée sur la fin de la guerre.

Maintenant, bien que l’actuelle négociation de paix ne puisse pas solutionner tous les problèmes en cours dans le pays, comme semblent le croire les FARC-EP et d’autres groupes, elle peut cependant se concentrer sur l’achèvement du conflit et sur la création de conditions permettant d’aborder les problèmes structurels qui lui sont sous-jacents. En ce sens, et prenant en compte les expériences de négociations antérieures, il faut éviter d’affecter à ce nouveau processus les demandes de tous les acteurs sociaux, lui reconnaissant une portée limitée mais non moins urgente et légitime. De plus, il est nécessaire de maintenir les multiples canaux et espaces de rencontre, tout en tenant compte des différents agendas en jeu.

 

Les caractéristiques relevant de l’actuel processus de négociation

  • L’affaiblissement politique des FARC, bien qu’ils ne le reconnaissent pas dans leur discours, fait qu’elles n’arrivent pas aujourd’hui à la table des négociations avec l’avantage dont elles disposaient lors du processus de Caguan. Ces conditions seront de première importance dans la poursuite du dialogue. Bien que les FARC-EP ne soient pas battues, il est évident que des antécédents comme les poursuites systématiques entreprises par le gouvernement d’Alavaro Uribe poussent le conflit armé vers une autre voie, tendant à un changement dans la corrélation des forces. Circonstances contribuant à ce que les FARC-EP arrivent à la table des négociations sur d’autres fondements. Cependant, il n’y a aucune adéquation entre les conditions actuelles et les changements significatifs de leurs conceptions politiques. Les FARC-EP ne semblent pas avoir abandonné l’idée des négociations comme une stratégie destinée à compenser leur déficit de légitimité.
  • Cet apparent manque d’évolution quant au point de vue des FARC-EP se retrouve aussi au niveau du gouvernement. Le président Santos semble figé aux vicissitudes de la conjoncture politique liée à sa réélection. Durant les négociations, il a donné des signes attestant qu’il jouait simultanément les cartes du succès et de l’échec : en cas de succès, son élection se justifiait pour consolider la reconstruction consécutive du pays
    et inversement, si les négociations échouaient, sa réélection se justifiait par la nécessité de donner un coup d’arrêt définitif à la guérilla tout en légitimant son cumul comme ministre de la défense.
  • En ce sens, il est clair que le processus est lié aux va-et-vient de la politique, caractéristique pouvant le rendre fragile, s’il n’avance pas après l’arrêt de l’affrontement armé, autour des sujets sociaux, politiques, culturels et économiques. Ces thématiques répondent aux demandes des différents courants sociaux et prennent en compte les différences de classe, d’ethnies, de genre, d’âge, d’orientation sexuelle, de croyance religieuse et d’autres différences qui sont déterminantes pour les groupes sociaux.
  • Une des caractéristiques primordiales du processus repose sur la participation de nouveaux acteurs, comme les militaires et les entreprises, à la table des négociations. Cette situation est une opportunité qui doit être appréhendée par la société civile, ses divers établissements et institutions ainsi que par les acteurs en conflit de façon élargie et dépolarisée.
  • Les mouvements sociaux (le syndicalisme, les mouvements féministes et de femmes, les organisations paysannes et ethniques, les associations de victimes entre autres) doivent être envisagés comme des acteurs importants de l’actuel processus, tout comme les organisations sociopolitiques de constitution récente. Elles peuvent offrir un espace pour mener les accords de concert avec les dirigeants des mouvements sociaux, nationaux et régionaux afin qu’ils puissent se les approprier et devenir source de satisfaction pour la population. La mobilisation sociale pourra mener le processus au-delà des limites des propositions officielles, incluant les demandes et propositions historiquement ajournées par le conflit social et armé. Ainsi, un changement de ton des FARC pourrait être profitable, recentré sur une influence autour de la mobilisation sociale et sur la population, laissant de côté la thématique du contrôle du territoire, attestant d’un changement d’attitude. 

Promouvoir de nouveaux acteurs fait bien partie des discussions et réflexions, en termes de gains, de légitimité et de soutenabilité, et met également en évidence la complexité de la construction de la paix, posant comme condition à son succès, le concours de la société dans son ensemble.

  • En relation avec une éventuelle démobilisation des FARC-EP, on peut attester d’un certain optimisme contrastant avec les autres processus. Il produira difficilement des effets similaires à la décomposition des AUC, car l’origine rurale de la majorité des membres des FARC-EP, très différente des jeunes semi-urbains et des populations de classe moyenne de la AUC, les rend moins sujet à la fragmentation. Ceci reste renforcé par une identité forte et une cohésion interne des guérilleros, organisées autour d’une discipline forte dans une véritable structure politique et militaire. Cependant, il est prépondérant de travailler et de rester attentif aux effets éventuels d’une fragmentation et décomposition des fronts, spécialement ceux qui sont liés au circuit « cocalero ». Ils se différencient des colons paysans des zones traditionnellement contrôlées par les FARC-EP qui pourraient accepter les mesures disciplinaires de leurs commandants, à fortiori, s’ils sont accompagnés de programmes de développement rural complet.

 

Problèmes, limites et défis

La promotion des locomotives de Santos doit être repensée face aux thèmes de l’agenda des négociations. La locomotive de l’énergie minérale et ses distances déjà dénoncées avec la locomotive agricole replace au centre des débats le développement rural et requiert des révisions et réexamens. 

  • Aborder le problème des victimes est central, pas seulement des victimes des FARC-EP, mais également des autres victimes des conflits sociaux, qui sont, elles aussi des protagonistes de la construction des conditions pour la paix. En l’espèce, certains processus légaux de leadership de certaines organisations sociales traitant du thème des victimes autour d’une dépolitisation de la douleur et dressant une ontologie des catégories de victimes, sont reconnus comme négatifs car générant une certaine re- victimisation, les conduisant à adopter une attitude mendiante et à minimiser leur capacité d’organisation. Il faut espérer que la conjoncture actuelle produit un essor de mobilisation et de reconnaissance sociale des victimes, ce qui implique une prise en compte institutionnelle du problème afin d’éviter les frustrations exagérées que peuvent générer, au travers de certaines interprétations, la proposition de négociation. 
  • Le narcotrafic requiert également une prise en compte plus rigoureuse des politiques publiques et une intervention de la société civile et de la communauté internationale. Cette forte demande concernant les «bandes criminelles» et les narcotrafiquants pourrait impliquer un écueil plus dramatique encore pour le dépassement du conflit armé. Même si les FARC-EC abandonnent leurs pratiques associées à la drogue, ces espaces seront occupés par d’autres acteurs impliqués dans l’économie des drogues. Le problème peut résider dans les nouvelles zones dédiées au narcotrafic ; certaines s’intégreront dans le processus, d’autres non. La violence peut également augmenter. Il semble que le gouvernement soit encourageant au travers de sa légalisation, mais c’est une discussion qui reste complexe, vis-à-vis de la communauté internationale et des positions du secteur social qui restent radicales à ce sujet. (Dans les circonstances actuelles, élaborer des différences entre les victimes, concept encore inexploré  en pratique, a davantage répondu aux va-et-vient politiques qu’à une réelle perspective de droits en réparation. En Colombie aujourd’hui, il existe des victimes de première et seconde catégorie, selon les priorités des agendas des institutions politiques). 
  • L’autre élément critique est ce qui se passe dans les rangs des FARC-EP et notamment les relations qu’entretiennent les dirigeants avec les différents fronts, leurs positions plus ou moins éloignées face aux dirigeants, sur des thèmes de l’agenda des négociations. Des sujets comme la différence des motivations, entre le haut commandement, l’intermédiaire et les bases militaires pour accueillir la négociation doivent être définis et menés avec la plus grande équité, rigueur et transparence. Certains d’entre eux, plus orientés vers la politique, se joindront à la paix, mais certains autres, davantage liés à l’économie de la coca, souhaiteront rester dans les affaires si, ce qu’ils reçoivent en échange dans la négociation, reste centré sur des subventions et opportunités consenties dans le cadre d’une structure bureaucratique dont il est quasi impossible de s’extraire, dans une logique déconnectée de l’origine semi rurale de tous les membres de FARC-EP.Pour autant,
    les accords auxquels sont parvenus les dirigeants les FARC-EP avec le gouvernement font face au défi de raccorder ces décisions aux pouvoirs locaux pour affronter des thèmes comme la propriété, l’usage et production de la terre, la participation politique, les narco cultures, les pouvoirs armés, l’insertion sociale. Cela impliquera d’identifier en quoi les accords de la négociation nationale pourront s’ouvrir grâce au dialogue avec les divers agendas et réalités des acteurs régionaux.

Ce qui précède met également en évidence la diversité des comportements et priorités de la guérilla dans les différentes régions où elle opère. Ainsi, par exemple, dans les régions périphériques de colonisation paysanne et de frontière agricole toujours en expansion, les FARC-EP jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation sociale et dans le soutien aux colons cocaleros, ce qui les fit acquérir une certaine aisance sociale. Pour autant, il est probable qu’avec un projet de développement complet, une tentative de démobilisation des FARC-EP de ces régions soit un succès. La situation des régions où les FARC-EP ont eu une insertion plus récente et liée de manière plus intégrale à tous les circuits de l’économie cocalera, aux grands narcotrafiquants et autres groupes armés illégaux sera très différente. Le risque est alors grand pour une fragmentation et une banditisation de certains secteurs. La situation de certains fronts sera aussi différente notamment dans les zones voisines d’exploitations latifundistes, de cultures agroindustrielles et des grandes exploitations minières et énergétiques, où la vie politique est sous le contrôle de chefs de village traditionnels, politiques anciens, entrepreneurs de grandes influences sur la vie des territoires et des nouveaux pouvoirs locaux survenus dans l’actuel conflit. 

  • Un des plus grand défi conditionnant la paix est de comprendre la nécessité de chercher des issues au conflit et d’élaborer des propositions concernant la construction de la paix d’un point de vue régional et socialement différencié. Sans aucun doute, l’actuel processus de négociation exige un regard différent sur le conflit qui soit apte à reconnaître les particularités régionales, sociales, culturelles, les dynamiques économiques et politiques de chacun, les leaders présents, les intérêts en conflit. Tout cela implique des actions égales et différentielles afin de parvenir à une paix soutenable et durable.

En ce sens, l’expérience des initiatives régionales déjà mises en oeuvre par différents acteurs régionaux, tel le programme de développement et de paix, entre autres, permet de bénéficier de référents régionaux et de retenir que, la construction de la paix requiert autant la volonté affirmée des divers acteurs que la génération de conditions politiques et sociales dans les territoires. L’actuel processus de paix semble disposer de plus de volonté que de conditions. C’est un défi lancé aux régions et au pays.

Afin de générer ces conditions, il sera fondamental de travailler et d’avancer sur la dépolarisation des regards. Ici les sociétés régionales et la nation dans son ensemble s’affrontent devant l’appel d’une ouverture des positions réciproques face à l’idée fixe que l’autre est forcément l’ennemi. Les imaginaires polarisés sont des obstacles à la résolution des conflits et rendent difficile la construction de la paix. D’un autre côté, certains secteurs sociaux veulent une paix abstraite, sans changement, sans les transformations fiscales et économiques qu’elle implique, sans modification relative à la propriété, l’usage et l’exploitation des recours, sans les politiques éducatives et sociales qu’impliquent les investissements structurels.

Un changement dans les subjectivités individuelles et les points de vue permettra d’avancer. Nous ferons face au défi de favoriser un dialogue social aidant à la dépolarisation, spécialement dans les régions où il y a conflit entre les fronts guérilleros, les bandes criminelles et les pouvoirs de fait existant dans les régions et les localités. En l’absence de mécanisme de dépolarisation et de dépassement des stéréotypes mutuellement excluant, un accord exclusivement signé entre les dirigeants nationaux de chaque côté, mènera à une reddition du génocide, comme celui que l’on a vécu avec l’union patriotique.


ANNEXE :

Les apports du CINEPP/PPP au processus des dialogues de paix

Il faut un effort d’imagination pour chercher des propositions innovantes qui répondent aux derniers acquis du CINEP/PPP et qui puissent s’ajouter à un contexte où diverses initiatives de Raison Publique, Arco Iris, Planeta Paz, les Universités Nationales et des Andes, s’agglomèrent. L’apport spécifique du CINEPP/PPP pourrait être d’aider à apaiser les arguments mettant les adversaires dos à dos pour désarmer toutes les initiatives qui alimentent le conflit et complexifie ses solutions.

Concernant la table des négociations :

Fournir des documents et réflexions sur des thèmes ponctuels comme ceux énoncés dans le présent document pourrait faciliter le dépassement des écueils et enrichir les regards des acteurs de la table afin de disposer d’une compréhension plus complète, élargie et dépolarisée des thématiques en jeu en vue d’une paie soutenable. Une initiative similaire à celle prise  lors du « projet Ardilla » durant le processus du dialogue de Caguan pourrait être reprise dans cette intention. Ces documents seront remis au ‘Provincial de la Compagnie de Jésus’, Francisco de Roux R, S.J, valorisant ainsi son leadership et son rôle dans l’actuel processus.

Dans les espaces de la société civile, les plateformes dédiées aux Droits de l’Homme et les organisations sociales :

  • Fournir les réflexions, fruits des investigations et dialogues soutenus en permanence au CINEPP/PPP, promouvant l’avancée de l’agenda en vigueur et initiant la participation des autres acteurs en développant le dialogue social.
  • Faire profiter de notre expertise les différents cadres locaux et régionaux en matière d’accompagnement et d’expertise sur des thèmes comme les droits de l’homme et le DIH, avec pour possibilité de convertir le CINEPP/PPP en lieu de rencontre pouvant générer un climat favorable au nouveau processus.

 

Dans les régions :

Les régions se définissent comme le théâtre de l’actuel processus au travers du CINEPP/PPP, reconnaissant notre travail historique et notre principale raison d’être dans la construction d’une paix allant au-delà de la négociation du conflit armé, face aux conflits sociaux. Promouvoir et participer aux événements régionaux où nous sommes présents, promouvoir des espaces de discussions et de réflexions apportant des éléments pour que les leaders régionaux et les acteurs sociaux favorisent de meilleurs conditions pour la suite des
négociations incluant le cadre de ce qui est acquis.

Les thèmes de l’agenda des négociations seront abordés mais appliqués aux problématiques régionales et locales. Ce seront des espaces discrets, avec des acteurs clé (organisations sociales, corporations régionales, autorités publiques et certains secteurs « populaires » comme ceux liés à la ‘Marcha Patriotica’ et au ‘Congreso de los Pueblos’ qui, bien que clés, ne se montrent actuellement pas intéressés par des discussions multi sectorielles)  et contribuant à ce que la richesse de ces discussions aboutissent aux apports que nous souhaitons voir sur la table des négociations. Nous reconnaissons le poids et l’importance de l’élément régional comme partie intégrante du cadre national, dont les efforts  doivent être dosés

Faire avancer plus avant, cet agenda requiert l’identification d’alliés internationaux, nationaux et régionaux. D’autres chantiers de la ‘Compañía de Jesus’ seront identifiés avec lesquels une alliance est possible, les PDPs tout comme l’église catholique et d’autres églises de plusieurs régions particulières, des organisations internationales qui financent en urgence le développement de cette initiative.

Avec les leaders et acteurs sociaux clés qui peuvent affecter (positivement ou négativement) le processus.

Identifier les acteurs et les groupes sociaux qui peuvent affecter le processus (en tant que victimes des Farc, chefs d’entreprises, corporations comme l’ANDI ou  le FENEGAN et les hommes politiques régionaux). Une fois identifiés, ces acteurs favoriseront des espaces de discussions pour présenter des éléments d’analyse comme ceux présentés dans les documents du CINEPP/PP de façon à  enrichir les points de vue et espaces de dialogues sociaux sur les possibilités et implications de la paix.

Il sera alors nécessaire de définir concrètement la procédure pour avancer sur ces points sans que ces discussions portent préjudice à l’ordre national. Sur ce point, le P Provincial sera consulté afin d’obtenir une rétroactivité par le gouvernement national et par la commission chargée du dialogue social des implications de cette feuille de route.