ECLAIRAGE. Les négociations de Paix en Colombie, éléments pour comprendre

Par Guillermo Uribe, Professeur à l’Université de Grenoble

L’annonce publique de négociations entre le gouvernement colombien et la principale organisation de guérilla de ce pays, les FARC, a attiré l’attention de l’opinion publique. Ces dialogues ont été officialisés le 18 octobre 2012 à Oslo avec la participation de représentants du gouvernement colombien, de représentants des FARC et de délègu2s de pays « garants » et de pays « accompagnateurs»[1]. Les dialogues formels auront lieu à Cuba à partir du 15 novembre pour une période indéterminée.

Comment interpréter ce fait ? Faut-il envisager cette fois-ci la fin proche d’un conflit vieux d’un demi-siècle, ou au contraire, regarder avec réserve de tels pourparlers ? Entre ces deux extrêmes tout incite à la prudence. Nous voulons ici exposer quelques éléments qui permettent de mieux comprendre une situation extrêmement complexe et peu connue de l’opinion publique.

 

Une lutte armée locale inscrite dans un contexte mondial

En premier lieu il convient de signaler que la pratique de la négociation de paix est déjà ancienne en Colombie et que les gouvernements successifs depuis 1982 ont, à un moment ou a un autre, pratiqué ce dialogue qui a toujours échoué. Les raisons de ces échecs persistants sont multiples mais remplis d’enseignements qui nous permettent de mieux comprendre la situation actuelle. En effet, les négociations actuelles s’inscrivent dans un parcours assez long de recherche de dialogue et de négociation entre l’Etat et les différents groupes armées. Quelques éléments d’histoire nous permettent d’aborder la complexité de la situation.

Dans les années 1970 existaient en Colombie une diversité d’organisations armées insurrectionnelles qui reflétaient les confrontations idéologiques et géopolitiques de l’époque. Les principales organisations de guérilla étaient : l’ELN (Armée de Libération Nationale) héritière de ce qui a été la lutte armée du Che Guevara, des Castro, etc. qui les a conduit au pouvoir à Cuba en 1959 ; l’EPL (Armée Populaire de Libération) d’inspiration maoïste et donc liée à la Chine ; le M-19 (Mouvement du 19 avril) de tendance social-démocrate, sans lien structurel avec une puissance étrangère et les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) proches de l’Union Soviétique et soutenues par elle. Paradoxalement c’est avec ces dernières que le gouvernement a signé un premier accord de paix en 1983 qui n’a pas été suivi d’effet, car il a été boycotté par les intérêts guerriers de plusieurs acteurs, alors que les négociations avec le M-19 aboutissent non sans difficulté, à le faire rentrer dans la vie politique légale, l’EPL devenant progressivement une sorte de mouvement social et l’ELN n’a pas accepté de négocier à ce moment-là. Depuis cette époque, le parcours de la paix a laissé des acquis mais aussi des amères expériences qui ont trahi les aspirations de conciliation.

Les prémices d’un dialogue

A la
fin des années 1980 est créée la Coordination nationale des guérillas dans laquelle se trouvaient tous les groupes mentionnés. Ceci a facilité le dialogue et a abouti a des compromis qui ont donné l’espoir d’un accord définitif de paix. Le principal acquis de ces pourparlers a été indéniablement l’idée de convoquer l’Assemblée Nationale Constituante. L’idée, évoquée pendant les dialogues, sera par la suite relayée par un large mouvement populaire. Elle aboutira à la rédaction d’une Constitution plus actuelle et plus consensuelle promulguée en 1991. A nouveau, des faits de guerre parallèles aux dialogues ont empêché que cette Constituante devienne un véritable accord de paix. Ce nouvel échec du dialogue n’a fait qu’accroitre les affrontements et élargir les zones de combat sur tout le territoire national. Apparait alors dans le pays un nouveau type de groupement armé qui déclare la guerre aux guérillas. Sous des appellations diverses de « défense » ou « d’autodéfense » mais plus connus sous la dénomination de « paramilitaires », ils font régner la terreur chez les paysans des régions dont les guérillas avaient fait leurs fiefs. Ces violences se traduisent par l’accroissement de la fuite de paysans vers les villes, dont le chiffre est difficile à préciser mais qui est estimé aujourd’hui entre 3 et 4 millions de personnes. La riposte des guérillas n’est pas moins sanglante. Les combats sont féroces et font perdurer le climat de peur et de destruction entretenu par les militaires et les guérillas depuis des lustres. Les paysans se trouvent alors au milieu de feux croisés, ce qui les rend encore plus vulnérables. Avec la multiplication des fronts et des parties prenantes au conflit, l’Etat perd encore du terrain d’autant que ces groupes parviennent à infiltrer les rangs des militaires, déstabilisant ainsi l’armée légale.

Un Etat affaibli

Déjà affaibli par un conflit armé qui s’enracine, l’Etat perd le monopole de la force et se trouve fragilisé non seulement par la présence des ces mouvements armés, mais aussi par la croissance du commerce illégal de la drogue. L’argent du narcotrafic pénètre jusqu’aux instances politiques et gangrène les institutions. Les narcotrafiquants contribuent à l’accroissement de la violence dans les années 1980 en créant des nouveaux groupes armés au service d’un commerce souterrain fleurissant qui s’impose rapidement comme un instrument de puissance économique indéniable. Leur argent de la drogue corrompt les institutions de l’Etat. La violence qui accompagne le développement du narcotrafic prend des proportions dévastatrices sur le plan matériel et humain. Plus grave encore, l’économie de la drogue a un impact fort sur les valeurs fondamentales de la société et l’Etat de droit.

La guerre interne atteint un paroxysme mais les institutions, bien que fragilisées, ne succombent pas. La société civile, en dépit des menaces, des intimidations, des assassinats à répétition, des massacres et des crimes de toute sorte dont les citoyens sont victimes, se montre toujours active, courageuse, voire inventive. L’exemple le plus marquant de cette résilience se trouve dans l’apparition des communautés de paix, mais aussi dans l’action des organisations des droits de l’Homme, de mères, de veuves, de familles…

L’impact de la fin de la Guerre Froide sur le conflit colombien

En prise avec des chocs internes, la société colombienne n’en est pas moins sensible aux évolutions stratégiques mondiales. La Guerre Froide fait ressentir le jeu des puissances jusqu’aux confins de l’Amazonie colombienne. La chute du régime soviétique met fin au soutien à Cuba qui plonge le pays dans une crise majeure.
Conjugué la réorientation de la Chine, ce changement géostratégique prive les trois mouvements armés que ces pays soutenaient à bout de bras de leurs ressources matérielles essentielles au financement de la guerre. Les groupes armés vont chercher à se financer en ayant recours au kidnapping, au vol de bétail et de pétrole des pipelines mais aussi à l’extorsion. La conséquence indirecte la plus cynique de la chute de l’Union Soviétique c’est de « contraindre » les guérillas à se tourner vers la plus importante ressource financière disponible localement : l’argent de la drogue.

De nouvelles alliances stratégiques sont nouées entre guérilla et narcotrafiquants, entre paramilitaires et narcotrafiquants. La proximité tactique existante entre les militaires et les paramilitaires, fait que ces nouveaux acteurs de violence, les narcotrafiquants, pénètrent aussi les rangs militaires dont des haut gradés qui se trouvent aujourd’hui devant les tribunaux colombiens et Etatsuniens accusés de trafic de stupéfiants.

Vers un processus de conciliation nationale

C’est au milieu des années 90 que le gouvernement crée le Haut Commissariat pour la Paix et que la Conférence Episcopale Colombienne convoque la Commission de Conciliation Nationale destinée à continuer le dialogue et à faciliter une issue négociée au conflit armé. Cette Commission a maintenu un dialogue permanent et direct avec les FARC pendant plus de deux ans. Ces pourparlers ont ouvert le chemin des négociations officielles les plus connues, celles que se sont tenues à San Vicente del Caguan, lieu dans lequel se pressaient, des élus politiques et associatifs, intellectuels, artistes, hommes d’affaires… pour des rencontres, des dialogues qui accompagnaient les négociations officielles qui se sont, elles, terminées par un échec retentissant. De cet échec, le gouvernement a puisé la justification pour un retour du principe de la « guerre totale ». Avant ces dialogues, le gouvernement colombien avait ratifié le protocole de Genève sur les Droits de l’Homme dans les confrontations armées (Genève II).

Dès lors, l’application du Droit International Humanitaire commence à se sentir progressivement et contribue à « humaniser » l’affrontement et à diminuer le degré de brutalité. La commission de Conciliation et la Croix Rouge ont eu donc un rôle primordial à l’occasion de la recrudescence des combats et le retour de la guerre totale jusqu’en 2009.

Les reculs trompeurs

Cette époque a fait reculer la guérilla dans des contrées difficilement accessibles, entre repli tactique et faiblesse militaire. Le pouvoir réussit ainsi à rassurer les citoyens qui peuvent à nouveau se déplacer sur les routes colombiennes sans craindre d’être kidnappés ou d’être victimes d’extorsion. C’est en négociant directement et uniquement avec les paramilitaires que le gouvernement parvient à une certaine pacification.

Mais ces groupes ont essaimé et donné naissance à des bandes ayant recours à des formes de délinquance plus courante. Ces héritiers des groupes paramilitaires fleurissent alors dans plusieurs régions du pays aggravant ainsi la situation d’insécurité.

Négocier avec les FARC aujourd’hui

Aujourd’hui, seuls les Farcs ont été conviés à la table des négociations. La composition des membres qui négocieront la fin des hostilités est le fruit de six mois de
rencontres secrètes et d’accords préalables que ne sont pas négligeables. L’agenda des négociations, qui a fait l’objet d’un consensus entre les deux parties, comporte cinq points :

1. La question de la terre et de la distribution plus équitable de la prospérité.

2. Les garanties pour l’opposition politique et pour la participation citoyenne.

3. La fin du conflit armé et l’intégration des membres de la guérilla à la vie civile.

4. La lutte contre le trafic de drogue.

5. La reconnaissance des droits des victimes du conflit et la clarté sur 50 années d’affrontements armés.

Manquements et nouveautés de ces négociations

C’est en soi un programme politique mais qui exclut de facto l’autre grand groupe armé, l’ELN qui est aujourd’hui aussi demandeur de dialogue de paix, et souhaiterait participer à cette table de négociations avec le gouvernement.

Faudrait-il qu’il soit inclut dans les négociations actuelles afin de gagner du temps et éviter les sinueux parcours qui précédent ces dialogues? Certaines informations laissent entendre que des approches et des contacts secrets sont en cours.

En effet, la situation actuelle ne ressemble en rien à celle des tentatives d’accord précédentes. En premier lieu, c’est la première fois que ces dialogues sont d’emblée rendus publics sur la scène internationale. Pour la première fois également, des négociations impliquent la participation directe d’autres Etats. La méthode avait déjà porté ses fruits au moment de la fin de conflits similaires en Amérique Centrale. Toutefois, le succès des négociations ne dépend pas seulement de la bonne volonté des négociateurs mais aussi de la mobilisation de l’opinion publique et des forces vives de la nation. Or, les échecs successifs on rendu les Colombiens plus méfiants sur l’issue de tels dialogues. Il importe donc éviter de traiter les négociations comme une énième tentative, car le contexte a changé, le pays a évolué et la société colombienne s’est progressivement transformée. La nouvelle génération qui a grandi au milieu de ces violences est plus sensible à l’idée de passer à « autre chose ». L’économie colombienne n’a pas été abattue par l’énorme coût de la guerre. Elle exprime une croissance régulière de 4 à 5 % par an. Une des meilleures de la région. Les classes moyennes se sont développées et affirmées. Elles sont largement demandeuses de paix et de réconciliation. Les chiffres relatifs à la délinquance montrent un fléchissement alors que d’autres indicateurs comme l’indice du développement humain, indiquent que le pays a su s’attaquer à la lute contre la pauvreté ou contre les carences éducatives ou de santé.

Malgré tout, les inégalités se creusent du fait d’une mauvaise répartition chronique de la richesse. Ces difficultés socio-économiques alimentent un cycle de violences et d’instabilité sociale. Conjuguées à la corruption, ces maux érodent les acquis sociaux et démocratiques, si difficiles à restaurer une fois détruits, et contribuent à renforcer la déstabilisation de l’Etat.

Quel avenir pour ces négociations dans un tel contexte ?

Alors, entre guerre totale et dialogues partiels, il convient de rappeler que les négociations engagées à l’automne 2012 construisent sur certaines bases déjà établies.

Les dialogues précédents ont contribué à une connaissance mutuelle sur l’autre parti, ses méthodes de négociations et les habitudes à prendre en compte. Les précédents négociations ont également permis de comprendre, chez les négociateurs, l’art et la manière de sortir d’une approche superficielle du phénomène armé dans le pays, à réduire les stigmates et les visions caricaturales de « l’ennemi ». Cet ennemi qui n’est autre qu’un Colombien, doté d’une autre vision ou un autre projet pour le pays, quelques soient les moyens qu’il ait utilisé pour l’imposer aux autres.

Par ailleurs, à l’heure où pèse sur ces négociations l’espoir d’un peuple et de la communauté internationale de voir, enfin, le règlement d’un des conflits les plus longs, il faut se rappeler que les Colombiens sont de moins en moins disposés à s’entretuer pour des idées qui peuvent êtres débattues dans le contexte d’un fonctionnement démocratique normal.

Mais ce fonctionnement démocratique pour être « normal » doit passer par la modernisation de la vie politique pour permettre de véritables débats sur des choix de société au sein desquels la société civile et l’opposition politique puissent trouver une place. Mais encore faut-il que l’Etat soit capable de garantir la sécurité et la liberté d’opinion de ses citoyens, y compris, bien sûr, ceux qui parmi eux s’apprêtent à déposer les armes. A la justice de se montrer à la hauteur de la situation pour ne pas oublier les victimes de tout bord qui se comptent au bout de cinquante ans en millions. A la Justice et aux responsables politiques de réintégrer les populations déplacées, ceux qui ont perdu des proches, leurs biens, leurs emplois, leur honneur ou encore leurs espoirs.

Après les négociations, il faudra reconstruire des consensus intégrateurs et penser aux plus démunis qui n’ont jamais eu le droit à la parole, aux minorités toujours victimes depuis l’époque coloniale… à une distribution de la terre qui sorte des mythes et qui corresponde aux besoins d’aujourd’hui, dans le respect de ceux qui la travaillent.

Négocier sans cessez-le-feu

La particularité de la situation actuelle c’est qu’il faut négocier alors que le conflit est encore vif ce qui rend la situation d’autant plus fragile. En effet, comme par le passé, les négociateurs ne sont pas à l’abri d’une provocation violente qui vienne servir de justification à la fin abrupte des conversations.

Dans le meilleur des cas, il faut prévoir des tractations longues, comme ce fut le cas dans les phases de sortie de conflit au Salvador ou au Guatemala puisque ces négociations avaient alors duré huit ans dans le premier cas et douze dans le second.

Ni vainqueur ni vaincu

S’il est bien entendu que les exemples étrangers peuvent servir d’indices de référence, c’est surtout dans le recours aux diplomaties régionales qu’il faut penser. « Invention » majeure lors des négociations de paix en Amérique centrale dans les années 1980, elles permettent également de concevoir qu’aucun camp ne peut penser sortir réellement en vainqueur d’un tel exercice. C’est en ce sens qu’il faut entendre la dernière déclaration en date du Président de la république Juan
Manuel Santos, selon lequel, le seul vainqueur sera la paix. Tous les espoirs sont donc encore permis.

 


[1] La Norvège et Cuba comme des pays « garants » et le Venezuela et le Chili comme des pays « accompagnateurs ».