ATELIER. Prendre la mesure des relations communautaires

Par Florent Blanc. Lancé en 2012, le projet « Instrument de Prévention des Crises / Mali » est en phase de test auprès des membres de la diaspora malienne de France et des connaisseurs du Mali. Au cours de ce processus, l’Ecole de la paix a souhaité multiplier les occasions d’échanges et de co-construction lors d’ateliers. Au cours de ces séances, les hypothèses sont testées après que le projet ait pu être explicité dans ses buts, ses attendus et sa portée potentielle. Le 7 avril 2014, l’idée était de tester les hypothèses concernant la fragilité sociale et les liens entre communautés au Nord Mali.

mali tombouctou tension communautés ethnies paix réconciliation école paix

Dans le cadre du projet d’élaboration d’une grille de lecture précise des tensions qui continuent d’agiter la société malienne en général et les territoires de la région de Tombouctou en particulier, l’Ecole de la paix en lien avec le Collectif des Maliens de l’Isère (CORMI), l’Association des Etudiants Maliens de l’Isère (AEMI), le Collectif des Maliens de Rhône-Alpes (CMRA), le Centre d’Assistance et de Promotion des Droits Humains de Bamako (CAPDH) et le Réseau des Partenaires de la Région de Kidal, organisait lundi 7 avril 2014, un atelier de travail centré sur l’examen des tensions communautaires.

Une vingtaine de participants était réunie pour discuter une partie de la grille de lecture établie par l’Ecole de la paix et partager ressentis, connaissances et impressions concernant les ressorts des tensions inter et intracommunautaires. Cette rencontre faisait suite à l’organisation d’Assises de la réconciliation lors de la Semaine de la Paix de Tombouctou.

Voulue comme une réunion de travail destinée à tester des hypothèses concernant les mécanismes de tensions mais aussi le choix d’indicateurs devant être transformés en questionnements opératifs, cette rencontre devait se distinguer d’une conférence-débat par ses règles de fonctionnement. Volontairement, les organisateurs avaient convenus de presser les intervenants et participants de s’abstenir d’analyses concernant les causes et responsabilités de la crise de 2012-2013 pour privilégier la description des relations au sein de leurs communautés ou des régions avec lesquelles ils se sentaient un lien plus particulier.

La consigne était peut-être trop ambitieuse, les ressentis trop forts, ou l’habitude de débat d’opinion trop implantée. Quoiqu’il en soit, les échanges ont permis de dégager à la fois des pistes à suivre et des éléments « mesurables » que nous vous livrons maintenant.

Précaution méthodologique : par définition, les relations communautaires font appel à la capacité des individus de s’identifier à un groupe qu’ils distinguent par des caractéristiques familiales, culturelles, linguistiques et historiques (Voir les travaux fondateur de Robert Nisbet, l’ouvrage liminaire de Ferdinand Tönnies mais aussi les recherches de Max Weber). Le lien avec l’identité de chaque personne implique donc de prendre chaque contribution
et chaque parole avec prudence, non pas par défiance, mais parce que mettre en doute ces expressions, peut apparaître comme une remise en cause du lien du locuteur avec son groupe.

Premier élément : le rôle et l’absence de l’Etat.

  • L’Etat et la sécurité

Au cours de la conversation, les participants rappellent que l’Etat, sous la présidence d’ATT a encouragé et laissé se développer des milices communautaires au Nord du Mali. Ce faisant, l’Etat central est responsable, selon eux, de son propre affaiblissement qui s’est traduit directement par sa perte de capacité à policer les territoires du Nord.

Questionnement: En cas de tensions avec une autre communauté, qui est en mesure de chercher à résoudre le conflit : le marabout, les griots/forgerons, le chef de village ?

  • L’Etat et les conflits de légitimité

En cherchant à s’imposer, l’Etat moderne a modifié les processus de sélection des élites politiques locales. Certains parlent de cas d’achat des postes électifs (achat de vote, cadeaux pré-électoraux, achat massif de propriété et de terres dans la circonscription, système clientéliste/chefferie). D’autres expliquent que l’Etat, ou plutôt le parti au pouvoir, peut peser directement dans la sélection des candidats aux autres postes électifs ou nominatifs locaux voire nationaux.

QuestionnementEn cas de difficultés dans votre vie, vers quelle institution vous tournez-vous pour obtenir réparation ou soutien : mairie, chef de village, marabout, imam, griot, officier de police, juge, chef de famille, chef de communauté, chef de milice ?

Il est intéressant de noter ici la compétition que se livrent les institutions traditionnelles et étatiques. Les témoignages, s’ils peuvent parfois sembler contradictoires, dénotent en fait d’une concurrence de tous les jours entre institutions traditionnelles et modernes. L’enjeu n’est ni plus ni moins que celle d’imposer son contrôle sur l’organisation de la société malienne. La bataille de la légitimité se joue sur la capacité à organiser, structurer, et donner un sens. Dans les conversations, il faut entendre un appel aux autorités différencié selon les cas : à l’Etat le rôle d’assurer la sécurité contre les groupes armés, aux autorités traditionnelles de jouer les médiations intercommunautaires et locales. A l’Etat la charge de répondre à la demande de services publics pour tous et de l’assistance ; aux autorités traditionnelles celle de donner un sens à la vie en collectivité (cérémonies, célébrations, caution et héritage).

Un des participants parlera de modèle hybride pour décrire la coexistence en tension des différentes autorités.

  • L’Etat et la justice : en temps normal et en post-crise

Le processus politique et social visant à organiser la réconciliation du Mali engage les participants de cet atelier sur le thème de la justice et de sa mise en œuvre après crise, mais aussi en période hors crise. S’il sera question de l’institution et de la pratique de la mise en œuvre du droit malien, les participants
insistent aussi beaucoup sur le fait que l
’Etat n’assure et ne garantit pas l’égalité et la justice entre les communautés puisque la justice est rendue en fonction de critères comme la position du prévenu, ses connexions familiales et politiques, sa capacité à payer.

On retrouve sur le thème de la justice la même perception d’une institution en tension qui reste cependant entourée de l’idée que le recours à la justice, martelé par les autorités, s’accompagne d’une rupture des liens et des possibilités d’un recours à une médiation traditionnelle rendue par le chef de village, de quartier ou les systèmes coutumiers.

QuestionnementQui rend la justice dans les conflits qui vous concerne : le juge, le chef de communauté, le chef de village, l’imam et le Kadi ?

QuestionnementQui s’assure que le consensus a été trouvé quand un différend éclate : le juge, le chef de communauté, le chef de village, l’imam et le Kadi ?

  • L’Etat et les services publics

De manière consistante et suivie, l’échange a pointé du doigt l’attente des Maliens d’un Etat qui soit en mesure de fournir les services publics à l’ensemble des populations, que ce soit l’administration de la justice, l’éducation mais aussi du soutien aux accidents de la vie et aux chocs environnementaux pour les populations d’éleveurs.

En soulignant la force de la société malienne à organiser la solidarité de ses membres via les réseaux familiaux et communautaires, les participants n’en demeurent pas moins prompts à demander de l’Etat central qu’il assume son rôle.

Lors d’une précédente rencontre, l’un des intervenants avant conclu le débat en demandant à la salle qui, parmi l’assemblée, payait l’impôt au Mali. Le silence qui avait suivi avait permis de souligner la double ambiguïté de la relation entre les populations et leur Etat : si le rôle de l’Etat est bien compris en tant que fournisseur des services publics et fait ainsi l’objet d’une demande exigeante, le consentement à l’impôt ne suit pas. Les explications fournies insistent sur l’inefficacité de l’Etat, la corruption et les détournements chroniques tout autant que l’inégalité ressentie dans l’attribution des projets de développement entre les régions.

QuestionnementLes services suivants sont-ils présents sur votre lieu de vie : centre de santé, école, lycée, gendarmerie, mairie (voir liste DRC) ?

  • L’hybridation des légitimités institutionnelles.

« L’état est légitime quand il me fournit ce dont j’ai besoin, mais aussi quand il décide dans le sens de mes intérêts ».

Tour à tour, plusieurs intervenants vont revenir sur l’argument de la légitimité des institutions. Si celle de l’Etat semble largement contestée dans les discours, tant au Nord qu’au Sud, celle des instances traditionnelles et coutumières parait aussi écornée tout d’abord parce qu’elles subissent la concurrence de l’Etat qui cherche à s’imposer comme recours et provider, mais aussi parce que l’hybridation
des institutions a créé des opportunités de prise de pouvoir. Communautés et individualités déploient alors des stratégies de renforcement/captation. Une autre stratégie, non-évoquée lors de la rencontre, pourrait être celle d’une recherche d’obtention d’une position de pouvoir au sein de la grille étatique comme forme d’une résistance à l’ordre traditionnel, une sorte de noyautage en quelque sorte.

Le jeu de concurrence entre autorités traditionnelles ou étatiques peut donc se mesurer à l’échelle de la répartition des postes de pouvoirs et d’influence sur la vie des Maliens et des communautés.

QuestionnementComment évaluez-vous la relation entre les autorités traditionnelles et celles de l’Etat ? opposition/complémentarité/indépendance

QuestionnementLesquelles ont le plus de pouvoir ? Lesquelles choisissez-vous d’écouter le plus souvent et pourquoi ?

 

Deuxième élément : méthodologie et territorialisation fine du projet

Le panel de participants regroupait des membres de différentes communautés originaires de différentes régions du Mali. Par ailleurs, le partenariat tissé avec le Centre d’Assistance et de Promotion des Droits Humains de Bamako avait permis de recueillir le sentiment de Maliens des grandes villes du Nord, sans que l’origine des sources ne soit rendue publique (Gao, Kidal, Mopti, Tombouctou).

La diversité relative du panel et des contributions posait la question de la cohérence géographique des informations fournies. L’un des intervenants a ainsi noté qu’il fallait, pour la poursuite et l’approfondissement du projet, que l’attention soit focalisée sur des territoires restreints afin de produire une information la plus pertinente possible. Toujours en phase de test et de validation des hypothèses retenues concernant les facteurs de crises au Mali, la remarque a été retenue, tout en permettant de revenir sur la méthodologie de progression de la grille et des questionnaires.

Sans signifier que la crise ne concerne que le Nord, ni que les ressorts de tension ne se concentrent que dans les trois régions du Nord Mali, le projet est bien destiné à fournir, peut-être dans un premier temps, une attention plus particulière sur les territoires de la région de Tombouctou. La superficie du territoire mais plus encore la diversité des situations sociales et des relations intercommunautaires qui s’y déroule, invite à la prudence quant à la manière d’avancer.

Troisième élément : est-ce que l’aide attise, renforce, accentue les tensions entre communautés ?

Au cours des récentes rencontres sur l’avenir du Mali auxquelles l’Ecole de la paix a participé, la question de l’aide a été abordée de manière consistante comme une source de préoccupation. Au soir du 7 avril 2014, la conversation s’est orientée sur l’impact de l’aide apportée par les coopérations décentralisées sur les relations politiques et intercommunautaires. En expliquant que l’aide devait servir à renforcer les phénomènes de conscientisation politique et civique, les intervenants ont également fait mention de l’impact symbolique mais aussi financer des transferts induits par ces coopérations. En reprenant les propos sur la concurrence des autorités dans le champ de la légitimité, nul de peut passer sous silence que l’aide, sous toute sous formes, tend à renforcer les institutions de l’
Etat pour lui assurer la prévalence sur les autres sources de légitimité. Dès lors, les questions relatives aux modalités de sélection des candidats aux postes de pouvoirs, les modalités électorales et de nomination tout autant que la composition des exécutifs, des administrations et des choix politiques mis en œuvre prennent une importance toute particulière.

En effet, plusieurs intervenants, originaires des régions du Nord, ont fait part de leur sentiment que l’Etat (sans préciser s’il s’agissait du niveau national ou local) tendait à ne pas assurer l’égalité des communautés et des individus notamment dans le domaine de la justice. D’autres voix se sont élevées également pour faire part de cas de népotisme ou de préférence familiale.

QuestionnementSelon vous, est-ce que les autorités de l’Etat assurent l’égalité de tous les Maliens ?

QuestionnementComment l’Etat s’assure-t-il de l’égalité de toutes les communautés ?

Quatrième élément : économie, emploi, et lutte contre le recrutement par les groupes concurrents de l’Etat

« Chez vous, quand il y a trop de pluie ou pas assez, les agriculteurs reçoivent des subventions. Chez nous, quand il ne pleut pas, il ne nous reste que nos yeux pour pleurer. Quand il n’y a rien, il n’y a rien ».

Derrière les demandes exprimées d’un Etat capable de pallier aux aléas climatiques, les intervenants évoquent l’impact de l’économie sur les relations entre les communautés mais également sur leurs membres. Deux articles de presse, l’un daté de février 2014, l’autre d’aout 2013, ont été discutés. Le plus récent fait état des tensions entre communautés peuhles et touaregs dans la zone de Gao où des vols de bétail ont été commis, engendrant un cycle de violence entre les deux communautés qui s’est soldé par plusieurs dizaines de morts. Outre l’histoire de la relation entre ces deux communautés, il apparaît, au vu du traitement qu’en ont fait les médias maliens, que l’origine des vols de bétail soit partiellement à trouver dans l’état d’extrême dénuement dans lequel se serait trouvé la tribu touareg réfugiés de l’autre coté de la frontière mauritanienne.

D’autres témoignages viennent appuyer le deuxième article de presse discuté collectivement. Celui-ci relate des faits qui se sont déroulés à l’été 2013 à la frontière algérienne et qui opposent la communauté touareg Idnan et des membres de la tribu des arabes Bérabiche. Si, ici encore, les deux communautés ont une histoire de relations émaillée d’épisodes de violence, les faits mettent en avant la concurrence que les deux communautés se font actuellement pour le contrôle d’une partie des flux illicites qui transitent à travers la frontière malo-algérienne. Cet enjeu financier non négligeable est à comprendre dans un contexte où légitimité et source d’emploi peuvent rapidement aller de pair, l’Etat restant peu capable de fournir les clés d’un développement économique capable de générer des emplois légaux dans les régions les plus reculés du Mali.

Enfin, d’autres témoignages font état de la recrudescence de vols commis contre les marchands qui se rendent aux marchés hebdomadaires dans le Nord. Des barrages organisés sur les axes routiers et les pistes permettent à des bandits et parfois, selon les témoignages, à des militaires, de racketter les commerçants.

Cinquième élément : les
marqueurs de tension

  • les attaques de forains
  • le vol de bétail
  • les mariages intercommunautaires
  • la perception de légitimité des autorités coutumières et étatiques
  • la participation à des évènements collectifs : marchés, cérémonies, évènements culturels
  • amalgame : cas d’injures, de dénonciation
  • appels à la haine contre une communauté ou un groupe
  • qui contrôle les postes-clés du territoire ? Y a-t-il une alternance politique observable ?
  • comment les communautés gèrent le retour et la réintégration des membres réels ou supposés des milices rebelles ?
  • présence réelle ou avérée de groupes armés sur le territoire ?
  • évaluation de la présence d’armes
  • concurrence sur les postes économiques : quand les touaregs ont commencé à faire du petit commerce, les arabes leur ont volé leurs voiture pour couper le pied à la concurrence.