Sur les barricades, le livre de Gene Sharp, le vieux théoricien

Par Florent Blanc. Dans le tumulte des manifestations et des marches de protestation du Printemps arabe, parmi les voix des journalistes et des experts essayant de donner sens à ces éruptions de participation politique citoyenne, un nom résonnait avec force : Gene Sharp.

(cette contribution a été publiée sur le webmagazine Histoires Ordinaires, le 28 novembre 2011)

Sur les barricades, le livre de Gene Sharp, le vieux théoricien
Plusieurs correspondants des médias occidentaux ont rapporté que des ouvrages de Sharp avaient été brandis par les manifestants de la place Tahrir. D’autres ont écrit que ces mêmes ouvrages avaient cheminé vers les marcheurs de la liberté tunisiens quelque temps après.Si Gene Sharp a en commun avec les apôtres des révolutions passées l’idée de fournir aux masses opprimées des outils de mobilisation pour renverser les dictateurs, les méthodes qu’il développe n’ont pourtant rien à voir avec la violence d’une révolution, ni même l’exportation d’un modèle de gouvernement unique. Au contraire. Sharp se fait l’avocat, au fil de ses ouvrages, d’un renversement des dictateurs par les peuples eux-mêmes, selon une stratégie déterminée et choisie par les contestataires, et non pas dictée ou insufflée par l’extérieur. De cette mobilisation des populations en masse, peut seul naître, selon lui, une alternative politique propre à répondre aux aspirations de libertés des mécontents.
Qui est Gene Sharp?
Universitaire américain, Sharp dirige l’Albert Einstein Foundation qui œuvre pour la démocratie et la non-violence. Professeur retraité de Harvard University, du haut de ses 84 printemps, il regarde avec attention ces marcheurs et manifestants qui osent depuis le mois de décembre défier les pouvoirs en place, du Caire à Tunis en passant par Damas et Sanaa.Spécialiste des mouvements sociaux et des techniques de résistance non-violentes, depuis sa thèse soutenu à Oxford en 1978, Sharp a passé sa vie à observer les mouvements d’opprimés. Récemment, ses recherches et actions de consultant se sont concentrées sur plus d’une dizaine de ces mouvements non-violents que l’on appelle des révolutions de couleur, qui ont secoué les états du Caucase, des Balkans et du Moyen Orient. Celles que l’on perçoit comme ne recourant pas à la violence pour manifester un mécontentement, mais qui au contraire font du principe de l’action politique non-violente leur principe de base. C’est pour comprendre comment, dans le cas des révolutions arabes, ces mouvements ont pu se développer dans des sociétés de surveillance où les régimes réprimaient sans hésiter les opposants politiques, que l’explicitation de la pensée de Gene Sharp se révèle la plus utile.
Des propositions concrètes
Le chercheur de l’Ecole de la Paix, Jean Marichez, explique que les travaux de Sharp partent d’une constatation sans équivoque selon laquelle le pouvoir des despotes, et donc leur maintien à la tête d’un État, repose sur l’obéissance de la population et des relais du pouvoir: « un prince ne peut gouverner sans l’aide de ses sujets (…). Ainsi donc, quand une population, dans sa grande majorité, décide de ne plus obéir, le tyran ne peut plus commander ». Les formes que peut prendre cette désobéissance organisée sont multiples: refus d’obéir, défection, blocages administratifs et bureaucratiques, retournement des forces armées… Quand ces protestations et blocages atteignent une taille critique, le dictateur n’a d’autre alternative que de capituler et de négocier son départ.Sharp se préoccupe des processus par lesquels ce pouvoir peut être mis à mal. De ses observations, il a tiré une liste de 198 techniques qui, si elles sont mises en application de manière stratégique, doivent permettre aux contestataires, avec le soutien massif de la population, de renverser les régimes dictatoriaux et d’instaurer une voie stable vers la démocratie.
Des outils
Ce répertoire d’actions se caractérise par plusieurs conditions fondamentales dont le refus du passage à la violence constitue l’axe principal, mais aussi la nécessité de constituer un mouvement populaire massif et enfin le besoin, pour mener à bien le combat du passage à la démocratie, d’établir une véritable stratégie, c’est-à-dire de pouvoir concevoir un cheminement logique et planifié depuis le premier regroupement jusqu’à l’échéance d’une élection libre et démocratique.
Les outils que propose le chercheur états-unien s’organisent selon quatre axes généraux: informer la population et lui faire prendre conscience de sa force et de sa capacité à résister, renforcer les réseaux et les institutions extérieures au pouvoir pour soutenir la résistance, créer une mobilisation interne aux structures du pouvoir pour le bloquer de l’intérieur et enfin développer un « plan stratégique global » et le mettre en œuvre pour libérer le pays.
Sur les barricades, le livre de Gene Sharp, le vieux théoricien
Un manuel: « De la dictature à la démocratie »
Comment est-il arrivé dans les mains des manifestants? Il faut remonter aux années de dictature serbe de Slobodan Milosevic. Depuis 1989, il a mis la Serbie en coupe réglée ce qui conduira le pays et la région à l’implosion la plus meurtrière de son histoire. Dès 1996, des manifestations éclatent pour protester contre les fraudes électorales. Deux ans plus tard, les étudiants se mobilisent et s’unissent autour d’un programme politique commun. Le mouvement Otpor (Résistance) est né. Alors que ses rangs s’étoffent, une délégation se rend en Hongrie pour y rencontrer la fondation que dirige Gene Sharp. Les premiers membres d’Otpor sont formés aux techniques de résistance non-violentes. A l’automne 2000, Otpor est parvenu à fédérer les partis politiques contre Milosevic. L’annulation des élections va provoquer une grève générale suivie d’une marche massive sur Belgrade. Peu de temps après, Milosevic est déchu.Ce
mouvement de résistance populaire mené par les groupes étudiants serbes a retenu l’attention d’une partie de la jeunesse du Caire. Alors que les membres d’Otpor transforment leur organisation en un centre de formation aux techniques de résistance non violence, CANVAS (Center for Applied Non Violent Action and Strategies), leurs premiers contacts vont être avec ces jeunes égyptiens qui cherchent désespérément à échapper à la chape de plomb qui règne en Egypte et qui prévient l’obtention des libertés auxquelles la jeunesse aspire.C’est donc à travers l’observation des révolutions serbe en 2000 puis Ukrainienne en 2004 notamment que les jeunes Égyptiens vont chercher à se former auprès de CANVAS. Les ouvrages de Sharp commence à circuler et arrive jusqu’à la place Tarik. Ces mouvements n’ont rien de spontané contrairement à l’image que nous avons généralement de la révolution.

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Sur les barricades, le livre de Gene Sharp, le vieux théoricien
Gene Sharp a été soupçonné de travailler pour la CIA…
Rappelons que la démocratie ou plutôt la transition vers la démocratie est affichée depuis le milieu des années 1990 comme l’un des buts premiers des diplomaties américaines et européennes. Certaines voix se sont fait entendre pour dénoncer ceux qui se cacheraient derrière ces révolutions. L’idée est toujours la même: des influences étrangères manipuleraient, comme des marionnettistes, les manifestants, agiteraient les populations pour mieux imposer des buts intéressés qui au final iraient à l’encontre des intérêts nationaux. Historiquement, ce furent les discours sur la cinquième colonne soviétique ou encore les agents provocateurs.Plus proches de nous, ces voix associent les théories de Sharp aux manipulations des services de renseignements américains. Ces accusations se basent sur l’origine des fonds de l’Albert Einstein Foundation. Certains mettent en avant des liens supposés avec Freedom House, une fondation créée en 1914 aux Etats-Unis pour soutenir la participation du gouvernement américain contre l’Allemagne. Depuis, la fondation travaille à faire la promotion de la démocratie et des droits de l’homme. Les liens étroits de Freedom House avec le Département d’Etat américain ont pu faire penser que l’allocation de fonds (grants en anglais) à l’Albert Einstein Foundation équivalait à un téléguidage des actions de Gene Sharp par la CIA, ce que Sharp réfute, preuves à l’appui sur son site internet. Il est vrai cependant que CANVAS, l’organisation de conseil fondée par les membres d’Otpor pour exporter les méthodes de la résistance non-violente a reçu des fonds de Freedom House dans le cadre d’un programme d’accompagnement aux sociétés civiles.
Et la non violence?

L’idée de la non-violence est essentielle dans la pensée de Sharp. Un peuple opprimé ne peut vaincre une dictature puisque celle-ci est par définition dotée de moyens militaires supérieurs et d’une capacité de répression de toute insurrection armée sans commune mesure. Une libération par les armes conduirait à utiliser les moyens mêmes qui ont servi à opprimer par le passé.
La pensée de Gene Sharp est parfois plus complexe qu’il n’y paraît, mais il continue d’insister sur un point qui lui semble capital: le passage à une forme de gouvernement démocratique ne peut se faire qu’à la condition que le changement politique soit initié par la population elle-même.
Aujourd’hui le succès des Égyptiens et des Tunisiens se mesure à l’aune des réformes constitutionnelles qu’ils souhaitent mettre en place mais aussi au formidable élan de participation politique.