VILLE. Le vivre-ensemble, sous vos yeux: regards sur le parc Jo Blanchon

Par Florent Blanc et Rodrigo Maranhao. Quand les travaux débutent en 2005, la ZAC Centre, à Saint-Martin d’Hères, porte toutes les promesses d’un renouveau urbain où mixité sociale et habitat moderne s’intègrent dans une ville repensée. Rénovation des équipements publics, création d’espaces verts, habitat social de qualité et raccordement au réseau tram pour faciliter les déplacements au sein de l’agglomération grenobloise doivent permettre de changer l’image de la ville. Sept années après le premier coup de pioche, le quartier s’articule autour d’un espace vert qui met à jour des tensions entre habitants qui témoignent de la construction d’un vivre-ensemble en devenir.

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Plan de la ZAC Centre, Saint-Martin d’Hères

La mixité sociale sa construction

L’espace public n’est pas une bulle aseptisée, un espace asocial en dehors des effets de l’action et de la réaction, mais au contraire un espace d’expression potentiel des conflits résultant de rapports de force plus ou moins ouverts et conscients entre acteurs. Dans le parc Jo Blanchon, résidents, commerçants et élus se testent et s´opposent autour de la question des nuisances sonores à certaines heures de la journée ou de la nuit. Autour de la question du lieu entrent également en conflit piétons et automobilistes en ce qui concerne la circulation autour du parc. Enfin, commerçants, élus et urbanistes sont entrés dans un échange sur la conception spatiale des espaces publics et l’impact de l’agencement d’un nouveau quartier d’habitation mixte sur la vue commerciale et l’animation de la ville.

Ces situations de conflit, qui remettent en cause la possibilité d´un contrôle social fort, font écho á trois débats anciens mais encore d´actualité: la normalisation et l’institutionnalisation des espaces, le rapport au patrimoine et à la modernité et enfin la création d’un espace mono ou plurifonctionnel. Dans la ZAC Centre, les entretiens réalisés font apparaître un sentiment d’indifférenciation sociale: c’est-à-dire que les habitants interrogés ne savent pas encore comment définir la réalité sociale de leur lieu de vie. Certains y voient un quartier à fort potentiel (pour tirer la commune vers le haut) alors que d’autres le pensent comme un « quartier qui peut très vite se dégrader« . Ce sentiment mixte s’appuie sur leur lecture de la mixité sociale de leurs concitoyens: diversité des moyens culturels mais aussi financiers. Cette différenciation que tous disent « percevoir » est donc le sujet de fantasmes sur ce que l’autre veut faire du quartier, les usages qu’il y projette. La construction, dans les discours de cette autre mixité sociale, informe les positionnements de chacun quant à la manière d’envisager la vie quotidienne et son devenir social.

De la part des propriétaires, la mixité sociale a été choisie comme une valeur et un principe auxquels ils sont attachés. Les locataires des bailleurs sociaux, plus démunis, ont quant à eux l’impression que cette mixité sociale leur a été imposée. Dans les faits, chacun exprime une stratégie d’évitement de l’autre: on évite de se croiser dans les couloirs, on ne se parle pas, on se projette dans un rapport conflictuel potentiel. Les
propriétaires ont un discours favorable à la mixité sociale mais en pratique elle reste ambivalente. La proximité physique est marquée par la distance sociale et le discours de respect à la différence devient une marque de la difficulté des interactions entre les habitants dans la vie quotidienne.

Concevoir un futur ou arriver pour repartir

La ZAC Centre, à Saint-Martin d’Hères, est le dernier développement immobilier de cette ville de la proximité grenobloise. Les interviews que nous avons menées avec les habitants et les instances municipales montrent que les logements construits mêlent plusieurs groupes distincts: des propriétaires et des locataires. Parmi ces derniers, on trouve ceux qui ont fait le choix d’y emménager et ceux qui, au contraire, s’y voient relogés par défaut parce que leur logement social précédent devait être restauré ou parce qu’il était détruit.

L’un des locataires que nous avons rencontrés nous a déclaré « On me l’a proposé, je pouvais le refuser ou l´accepter, mais de toutes façons je pouvais pas le refuser parce que je n´avais plus le droit a la résidence universitaire ».Les raisons qui poussent un individu ou une famille à choisir un nouveau lieu d’habitation conditionne une grande part de l’attitude adoptée vis a vis des autres. Ainsi, la perception de chaque habitant de sa place sociale dans le quartier pousse certains à des attitudes d’opposition, comme cette dame qui nous faisait part d’une cristallisation déjà marquée des rapports entre ceux qu’elle identifie comme « les propriétaires »: « moi a la moindre réflexion je les attaque car il faut leur faire comprendre que ce n´est pas une résidence privée mais un HLM. On n´est pas dans du privé hein, il y a ça aussi qui porte á confusion avec les voisins ».

Mais les raisons qui sous-tendent le choix du logement ont également un impact fort, c’est ce que nos entretiens révèlent, sur la capacité et la modalité de projection de chaque habitant dans le futur de son lieu collectif d’habitation. Alors que les propriétaires, dont beaucoup s’identifient comme des trentenaires avec de jeunes enfants, semblent investir dans un quartier dont ils imaginent les relations sociales centrées autour des lieux de l’enfance – l’école et le parc – parmi les locataires, la projection dans le futur parait plus morose. L’un d’eux expose tout de go son désir de poursuivre rapidement son parcours d’habitat: « je vais pas rester 20 ans ici, dès que j´ai l´occasion de partir je pars mais on ne peut pas changer facilement ».

Un propriétaire, à propos de ses relations de voisinage, nous répond tranquillement qu’il pense que ceux qu’il identifie comme « les locataires » le voient certainement comme « les jeunes aisés dynamiques qui vont changer Saint-Martin d’Hères« . Derrière cette auto-description déguisée apparaît l’idée que les nouveaux habitants contribuent à apporter une nouvelle pratique sociale dont découle un changement, imaginé comme uniquement positif, pour la ville à travers l’investissement d’un nouveau quartier. On entend donc l’idée d’un temps long qui serait celui d’un impact fort sur la ZAC Centre, opposant dès lors le projet des propriétaires à celui des locataires qui se concevraient sur une temporalité plus fugace.

Durant les entretiens que nous avons menés, l’opposition entre locataires et propriétaires se manifeste à plusieurs reprises. Alors que « les locataires » se voient comme « regardés de haut » par les propriétaires, selon les mots d’une habitante, les propriétaires expriment parfois une crainte de voir les locataires
devenir la source d’incivilités comme des nuisances sonores ou l’usage détournés des équipements du quartier. Pourtant, tous se retrouvent pour dire qu’un autre groupe vient créer un désordre qu’ils condamnent: les « autres », c’est à dire ceux qui, extérieurs au quartier viennent en investir l’espace et notamment le parc. Derrière ces propos se dessinent une tension, non pas entre groupes, réels ou supposés, mais plutôt une tension entre des modes de régulation, des règles d’usage non dites, des espaces partagés.

Un espace, des régulations

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Espace de jeux, parc Jo Blanchon

Si les enquêtes de terrain conduites dans le cadre de l’Observatoire des Quartiers par les chercheurs du EMC2 témoignent de processus de différenciation entre nouveaux habitants à la recherche de nouveaux repères, c’est dans ce qu’ils révèlent des tentatives d’imposition de modes de régulations que ces entretiens apportent des éléments particulièrement intéressants pour l’étude des la construction sociologique des nouveaux espaces de vie urbains.

Ce qui oppose les habitants, dans leurs discours, ce n’est pas l’idée d’une différence de statut social mais bien le fait que chacun des groupes et sous-groupes imagine que l’autre va lui imposer un usage des lieux communs qui va à l’encontre de ses propres envies. La remarque de la locataire, mentionnée plus haut, est illustrative: ce dont elle a peur ce n’est pas de ses voisins propriétaires, mais de l’idée qu’elle se fait selon laquelle les propriétaires n’aiment pas le bruit de ses propres enfants qui jouent au pied de l’immeuble. Est-ce que les familles de propriétaires interdisent à leurs enfants de jouer ou de faire du bruit? Est-ce que les enfants de possédants joueraient de manière différence? Là encore n’est pas la question comme en témoigne sa parole.

Ce que cette dame craint c’est de voir ses voisins imposer un usage particulier, qui ne fait pas l’objet d’une décision ou d’un accord. Les usages de chacun des voisins s’opposent, chacun cherchant à faire valoir ce qui est perçu comme un « droit », mais qui de fait est plutôt un usage ou une pratique, hérité en partie du parcours d’habitat.

Cette tension qui préfigure le mode de relation que les habitants parviendront à établir, sur le mode d’un modus vivendi propre au lieu de vie, est donc bien palpable.

La cohabitation entre propriétaires et locataires est donc le sujet d’une inquiétude quant à l’avenir. «L’expression d’une différence sociale se fait implicitement sentir, mais se traduit avant toute chose par des imputations d’incivilité envers le voisinage de sa propre résidence.» Les Locataires s’estiment plutôt contents d’avoir un logement social nouveau et bien aménagé. Pourtant, dans le même temps ils disent se sentir piégés par l’ambiance qui règne. Au cœur des tensions concernant les usages et les modes de relations de voisinage à inventer, le Parc Jo Blanchon apparaît, dans nos entretiens, comme un point de cristallisation majeur. A cela différentes raisons afférentes à la conception et à l’agencement du parc, vis à vis du quartier mais aussi dans la répartition des zones même du parc.

La juxtaposition des espaces privés et publics

L’analyse des conflits dans les espaces publics est susceptible de dégager des temps, des objets, des dimensions et des conflits de type le plus variés. L’aménagement de ces espaces a un double objectif : recréer le lien social et redynamiser le centre-ville. Des nouveaux conflits sous-jacents à l’aménagement de cet espace apparaissent sous forme de disfonctionnements sociaux (appropriation des marginaux), économiques (perte de la clientèle pour les petits commerçants) ou urbains (décalages de réaménagement du centre-ville, des quartiers valorisés et quartiers marginalisés).

Dans les années 90, à partir de nombreuses opérations d’urbanisme privées (logements, commerces et services) le rapport avec l’espace public a changé : l‘espace privé se publicise. Il n’existe plus de transition nette et claire entre espace public et privé. Alors naissent des conflits liés aux pratiques et aux représentations de cet espace. Le parc Jo Blanchon ne fait pas exception. A titre d´exemple, certains jeux conçus pour les enfants, par leur sur-fréquentation, ont généré des nuisances sonores pour les riverains du parc et ont du être retirés.

Plutôt qu’un espace public classique le parc Jo Blanchon se caractérise mieux par son caractère d’espace semi-public (espace collectif privé). L’appropriation spatiale, les normes et les pratiques sociales des habitants entrent directement en rapport dans l´institutionnalisation de cet espace. Sa conception comme un lieu pour tous, ouvert à des pratiques culturelles différentielles mais représentant de l’institution commune est remise en cause si on réfléchit à la marque conflictuelle de l’espace en tant qu’appropriable par pour tous. A première vue, la mise en scène de soi et des autres dans ces espaces semble consensuelle et conviviale mais l’idée de régulation spatiale masque les processus de l’élaboration des conflits.

Le parc et son ambiance: comme espace d’une régulation à construire

Jogger, promeneurs de chien, pousseurs de poussettes, statiques et mobiles, contemplatifs et chahuteurs, jeunes et … moins jeunes, liseurs et scootéristes. Le parc Jo Blanchon est une toile en devenir, un lieu que chacun s’approprie en se frottant aux autres. De manière incrémentale, par tentatives et essais successifs, les groupes ou les tribus s’essaient les unes aux autres. Joggers et promeneurs de chien se croisent, les pousseurs de poussettes partagent l’espace de jeu des plus petits, les contemplatifs aimeraient que les chahuteurs aillent ailleurs et tous, ou presque commencent à s’accorder sur le traitement qu’ils réserveraient aux gamins qui conduisent (forcément) leurs scooters bruyants trop vite sur les pistes cyclables.

Chaque utilisateur du parc voudrait voir midi à sa porte et faire du parc un espace où tout le monde s’accorderait pour suivre « ses » consignes. Dès lors que l’imposition d’un usage unique est impossible, l’espace du parc, neuf et presque vierge de règles décidées en commun, focalise les sources d’inquiétude. Qui va décider ce que le parc va devenir? Les habitants du quartier, les habitants de la ville qui viennent avec curiosité « tester » le seul espace vert de Saint-Martin d’Hères, ou alors les jeunes bruyants face aux « vieux » tranquilles? Chacun casse donc, un peu, l’ambiance de l’autre. Les propriétaires veulent croire à un vivre-ensemble harmonieux alors que certains, parmi les locataires, prédisent que le quartier et donc le parc, peuvent devenir, rapidement, des espaces de conflit et de dégradation.

L’anomie éphémère et les répertoires de création de règles

La nature a peut-être horreur du vide. Les habitants de la ZAC Centre que nous avons rencontrés, eux, ont horreur de l’indécision dans laquelle ils sont quant à la définition des modes de régulation et d’usage de l’espace vierge que constitue le parc. Le territoire doit être approprié et marqué. Chaque groupe déploie, alors, une stratégie d’appropriation différente dans une tension faite de tentatives et de contestations.

Un exemple. L’équipe d’urbanistes et d’architectes qui a conçu le parc avait, sur plan, décidé de placer un ensemble de jeux pour enfants sous les fenêtres des bâtiments bordant le parc. Très certainement pétri de bonnes intentions – pouvoir garder un œil sur sa progéniture depuis sa fenêtre ou son balcon -, le projet pourtant, à l’usage, se révèle générateur de tensions. Les familles sans enfants, ou les habitants qui voudraient profiter de leurs balcons se plaignent du bruit généré par les usagers des jeux. Les usagers, enfants et adolescents qui trouvent un espace où se réunir le soir et s’asseoir pour discuter n’ont rien demandé et se voient regardés d’un mauvais œil pour l’utilisation – logique – qu’ils font du lieu.

Face à ce que les riverains perçoivent comme une nuisance, certains habitants se sont mobilisés, avec leurs répertoires, et ont littéralement multipliés courriers et pétitions en direction des habitants des montées d’immeubles et de la mairie. Face à une difficulté d’imposer un usage « calme et respectueux de la tranquillité des voisins« , ceux-ci font appel au bon sens des habitants en les informant des nuisances et, ensuite, demandent l’intervention de la puissance publique, seule légitime, à leurs yeux, pour imposer cette fois-ci un ordre qui ne peut être discuté. Les jeux, au bout de quelques mois seront non pas déplacés mais carrément retirés du parc. Pour interdire l’accès de l’espace du parc aux scooters et aux véhicules, des barrières sont installées. Enfin, signe d’une anomie de façade que les habitants mobilisés ne semblent pouvoir accepter, par peur d’une dérive de leur lieu de vie, certains interviewés vont jusqu’à demander que des animateurs soient présents sur l’espace du parc pour « réguler » les comportements les plus dérangeants.

Ce recours à la puissance publique et à une autorité supérieure atteste, peut-être, d’un manque, temporaire, de capacité de dialogue entre les habitants. Quand on se méfie d’un voisin sur lequel on projette des peurs, une indifférence prudente et une politesse superficielle, comme le déclarent les habitants dans nos interviews, tiennent lieu de modus vivendi. C’est malheureusement insuffisant pour permettre que les uns et les autres discutent et négocient, de manière informelle, des règles d’usages sur lesquelles ils pourraient s’accorder.

Sans mode commun et consensuel de communication, chaque tension devient plus facilement conflit. Le vivre-ensemble à créer sur le quartier de la ZAC Centre ne pourra être qu’à la condition que tous apprennent à dégager des consensus. Le « supplément d’âme » que les habitants appellent de leurs vœux dans nos entretiens n’est ni plus ni moins que l’espoir de voir naître une vie de quartier idéale qui permettrait aux habitants de se connaître et de développer des relations de cordialité non feintes.

Conclusion

Le parc Jo Blanchon est un lieu complexe parce qu´il fait l´objet d’
accords et de désaccords, de plaintes mais aussi de projections et de rêveries. Les opinions des habitants par rapport au parc sont très variables: le problème du bruit apparaît comme le plus important pour les habitants, suivi par la focalisation sur ce qui est perçu comme la mauvaise fréquentation des équipements du parc la nuit. La question qu’on doit se poser est donc bien celle de savoir non pas si le parc est fréquenté, mais bien comment il est fréquenté ? Le parc est un lieu à propos duquel il manque un dialogue entre les habitants qui pourtant échangent sur d´autres sujets. Il n’est pour le moment pas encore un lieu de rencontre mais un lieu où les groupes d’habitants se confrontent, y trouvant alors un prétexte à la rencontre.