VIVRE-ENSEMBLE. Les nouveaux paradigmes de paix à inventer en Colombie


Alors que les négociations de paix semblent progresser, Richard Pétris participait du 2 au 4 octobre 2013 au IIIe Congrès international de science de la police, à Bogota. Sur le thème de la rénovation de la mentalité sociale et policière, le fondateur de l’Ecole de la paix présentait sa réflexion sur l’importance du dialogue qui accompagne, depuis une quinzaine d’année le travail de transformation du rôle des forces de sécurité en Colombie, mais plus largement dans une approche globale de la construction de la paix. Il nous livre ici le contenu de son intervention.

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Rappel historique

C’est en 2009 qu’une école d’officiers de la police nationale colombienne a souhaité que l’Ecole de la paix partage avec elle ses observations sur la situation de ce pays auquel elle s’intéresse depuis plus de vingt ans. C’était au retour d’une nouvelle visite de solidarité sur le terrain auprès des communautés paysannes de l’Uraba. L’Ecole de la paix, en Colombie, a d’abord rencontré la société civile puis l’Eglise, jusqu’à participer, en 1998, à la création de l’Asamblea permanente de la sociedad civil por la paz. Ce n’est qu’à la suite de ces rencontres que des contacts ont été noués avec des responsables des forces de sécurité, des militaires en particulier, à partir de 2001. Vinrent ensuite des échanges avec les autorités gouvernementales qui ont permis à l’Ecole de la paix de coopérer notamment avec le Ministère de l’Education nationale dans le cadre du programme « Competencias  ciudadanas » en 2004. Au bout de cette longue histoire de relations, l’Ecole de la paix tente également d’intéresser les acteurs économiques et les entreprises à ces efforts d’éducation à la paix.  

Avec la police, il s’agit donc de contribuer à une meilleure définition, par elle, de ses nouvelles bases d’action dans un esprit de « coexistencia » et de « convivencia » qui doit s’entendre dans la perspective du « post-conflit » qui s’annonce. Sergio Jaramillo, Haut-Commissaire pour la paix, et l’un des négociateurs présent à la Havane, expliquait récemment que cette « transition vers la paix » devait se comprendre comme : « Un processus limité dans le temps, disons 10 années et extraordinaire en termes de normes, ressources et institutionnalisation. Une tache à accomplir, non depuis Bogota, mais depuis les territoires du conflit armé lui-même, pour transformer ceux-ci en territoires de paix et le faire avec leurs communautés et dans le cadre d’un pacte social. » 

Vivre ensemble, ou la nécessité de nouveaux paradigmes en Colombie comme dans le monde

En vous remerciant vivement de m’avoir invité à participer à cette importante rencontre, je précise que je n’interviens pas comme un spécialiste de la sécurité publique mais comme un acteur de la société qui, depuis mon pays mais aussi en Colombie même, avec un fort esprit de solidarité, voire de coresponsabilité internationale, essaie
depuis plus de vingt ans de mieux connaître et comprendre les origines et les raisons de votre conflit interne et de partager avec les différents secteurs de la société colombienne des efforts pour sortir de cette guerre et contribuer à la construction d’une paix globale et véritable.

C’est ainsi que je m’honore d’avoir pu assister aux premiers pas, je crois, de la réflexion qu’a engagée votre école, la Escuela de Postgrados de la Policia Nacional, sur le nouveau besoin de penser et d’agir dans la perspective d’un vivre ensemble – c’est ainsi que je réunis et traduis les deux termes de coexistencia et convivencia . Celui-ci reste à organiser au niveau de tout le pays et, à l’évidence, la police est particulièrement concernée par cet enjeu.

Il s’agit donc ici, à la lumière de notre propre expérience et de notre engagement sur le terrain, de mieux définir le concept même de la sécurité aujourd’hui, dans notre monde de plus en plus complexe et de partager avec vous quelques réflexions sur ce que cela signifie pour la mission et la manière d’agir de la police.

Une approche globale de la sécurité

           Des terrains différents pour un même défi 

. La première situation dans laquelle j’ai découvert, avec étonnement, qu’on pouvait ne pas faire la différence entre les actions à caractère militaire et les actions qui relèveraient d’un autre métier spécifique, celui de la police, pour assurer la sécurité d’un pays et d’une population,  c’est le Salvador où je me suis rendu, il y a exactement vingt et un ans. Et ceci avait déjà un rapport avec la Colombie puisqu’il s’agissait de profiter d’un séminaire organisé à Bogotá par le Cinep, pour comparer le processus de paix qui était en cours chez votre voisin d’Amérique centrale et votre situation à l’époque. Dans ce pays, les forces de police n’étaient que militaires et le retour à la paix ou la construction de la paix devaient passer par la construction d’une véritable police.

. En Uraba, ensuite, région où nous sommes intervenus à partir de 1998, dans le cadre d’un comité international de soutien aux efforts qui étaient faits pour permettre à des paysans de retourner vivre sur leurs terres d’où ils avaient été chassés par le conflit, nous avons pu immédiatement constater ce que l’éloignement de ce territoire et une faiblesse certaine des services de l’Etat aggravée par cette caractéristique provoquaient en terme de sécurité ordinaire et quotidienne. C’est d’ailleurs, je crois, ce qui intéressa aussi bien le Bureau des Droits de l’Homme du ministère de la Défense que les responsables de votre  centre de recherche de cette école de la Police Nationale qui nous réunit aujourd’hui, quand ils nous proposèrent de partager nos observations et nos réflexions.

. Comment ne pas remarquer, bien plus loin d’ici mais dans ce même monde qui ne cesse d’évoluer, souvent de façon violente, pour permettre à des pays et à des populations, non plus seulement de se libérer, mais de se construire un avenir démocratique, dans des pays arabes, notamment, dont les révolutions ont fait parler d’un « Printemps Arabe » que la police, sa mission, dans sa définition et son fonctionnement, sont au cœur du défi de la construction d’une société pacifiée. Elle semble, d’ailleurs, avoir effectivement payé un lourd tribut à ce défi fondamental dans les derniers événements en Egypte, par exemple.

. Mais dans mon pays même, où l’un de ses plus illustres homme d’Etat, après avoir été d’abord militaire, le général de Gaulle a pu dire, il y a soixante dix ans et alors que la guerre n’était pas encore terminée : «  La sécurité nationale et la sécurité sociale sont pour nous des buts impératifs et
conjugués »  les incidents qui se produisent aujourd’hui dans certaines de nos villes, en banlieue parisienne notamment, nous conduisent à nous interroger plus largement sur ce que nous appelons « le pacte républicain ». A propos des récents incidents de la ville de Trappes, par exemple, un professeur de science politique à l’Université de Versailles, évoquant « le risque d’interpréter de la même façon l’acte d’opposition à l’application de la loi sur le voile intégral et le mouvement de violence qui a suivi » soulignait que « si  la réponse policière est, bien sûr, évidente à court terme, ces violences renvoient à un enjeu bien plus structurel de vivre ensemble dans la société française qu’on ne peut traiter sur le seul registre de la délinquance. »

           Un monde qui change

Nous sommes, à l’évidence, dans un monde qui continue de changer, après la formidable révolution intellectuelle et politique qu’ont constitué chacun des deux grands changements intervenus dans le monde depuis 1945 ;  la décolonisation qui a abouti à une transformation de la carte du monde par l’application concrètes des principes inscrits dans la charte de l’ONU, du «  droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »  et la construction de l’Union européenne qui a transformé le paysage mondial en matière de sécurité en rendant la guerre désormais impensable entre les pays qui composent cette communauté.

Là où il n’était donc d’abord question que de liberté et de sécurité au sens le plus étroit et fondamental du terme, la sécurité s’est encore enrichie de dimensions nouvelles au premier rang desquelles les dimensions économique et sociales, mais pas uniquement. Dans un essai « pour une gouvernance démocratique du secteur de la sécurité » c’est un militaire auquel je me réfère encore dans cette période de grande réflexion sur les conceptions de la guerre et de la paix, qui définit ainsi la sécurité humaine : « La sécurité humaine fait référence à la fois aux droits des citoyens à vivre dans un environnement sécuritaire et à l’existence d’une activité politique, sociale, religieuse et économique au sein de chaque société à l’abri de violences organisées. En ciblant directement les individus, la sécurité humaine englobe la sécurité contre la privation économique, la quête pour un niveau de vie acceptable et une garantie d’assurer les droits humains fondamentaux, dont le droit à la liberté d’expression et d’association. »  Cette définition est aussi évolutive que les risques et les menaces auxquels le monde doit faire face.

Tandis qu’à l’aube du XXIe siècle, l’évolution des conflits armés est marquée par deux tendances lourdes : une nette diminution des conflits armés interétatiques qui s’accompagne de nouvelles incertitudes sur les conflits internes, deux glissements importants apparaissent : une nouvelle répartition des tâches et des responsabilités dans l’exercice du monopole de la force légitime par l’Etat, entre le  niveau global (Nations Unies en particulier), le niveau des organisations régionales et le niveau national ou local et le rôle grandissant des organisations non gouvernementales pour éveiller l’attention des citoyens. Bertrand Badie, professeur de science politique à Paris, dans un essai très récent « Quand l’Histoire commence » écrit que « la tectonique des sociétés l’emporte sur le choc des Etats ». Il se demande ce que peuvent valoir les diplomaties d’Etat, face à la complexité sociale qui se dissimule derrière les conflits africains, par exemple et il en déduit que la légitimité change de nature. « Elle ne se construit plus seulement dans l’accomplissement de l’Etat de droit, ni dans le mode de gestion de leur concurrence, mais aussi dans la prise en charge de ces formes –potentielles ou réelles – de mobilisation sociale. L’une des conséquences les plus importantes de cette évolution en profondeur est que la régulation et la gouvernance n’
ont plus le même sens qu’autrefois et qu’elles doivent de plus en plus compter avec l’intervention de l’acteur social.

Si le monde change, ce n’est donc pas uniquement dans cette interaction entre l’international et le national, ou le local, mais également dans ce qui fait la substance et le fonctionnement de la société et des sociétés elles-mêmes. La sécurité est donc bien une donnée plurielle qui reflète un ensemble de valeurs et de visions du monde jusqu’à laisser toute sa place à la « bataille de l’intelligence » pour reprendre les termes de Charles-Philippe David de l’Université du Québec. Si la police se doit de s’engager dans une telle bataille,  comment  exercera-t-elle cette responsabilité ?

Une responsabilité partagée

          Participer à l’organisation de la coexistence

Il est évident que le renforcement de l’efficacité des forces de sécurité, en général et de la police en particulier, dépendra de la qualité du service rendu à la collectivité, au moins autant que de l’importance  des effectifs. Dès le Salvador, l’existence, pour la première fois dans l’histoire de l’ONU, d’une « division de police » dans le dispositif mis en place pour appliquer les accords de paix,  m’a permis de mesurer l’importance de la formation et des principes qui devaient être enseignés autour d’une éthique partagée par des cadres convaincus et pouvant eux-mêmes s’appuyer sur les hauts dirigeants de la police, jusqu’au ministre dont elle dépend. L’existence d’un code de conduite drastique s’est avérée plus indispensable que le fait d’être armé. L’apprentissage de techniques de comportement à faire respecter en recourant à de nombreux exercices et l’introduction de techniques d’enquête et de constatation des faits avec ce qu’on appelle la police scientifique se sont avérées incontournables comme doit l’être également l’imposition d’une grande discipline interne. On ne voit pas comment, en Colombie, dans la perspective du post-conflit, dont-il faut souhaiter qu’elle se rapproche, le tournant que suppose la construction du projet collectif pourrait, en effet, ne pas commencer par une telle formation dont dépendra la modification des comportements.

Mais si les choses doivent être ainsi écrites, si l’on peut dire, formalisées pour être enseignées, il ne faut pas perdre de vue que ce qui doit l’emporter, par-dessus tout, dans la conduite avec la population au service de laquelle agit la police, c’est le respect de l’homme. Et le paradoxe, qui peut s’expliquer, peut se trouver dans la situation que me décrivait récemment un responsable de la police municipale de ma ville en attirant l’attention  sur le fait que le niveau d’éducation, logiquement conduit à toujours s’élever parmi les candidats à ce métier, comme pour tous les autres, n’est pas pour autant une garantie de bonne connaissance des réalités du terrain, de la vie dans son quotidien et son concret, en fait de l’humain dans sa vérité. A l’opposé, pensera-t-on, des problèmes que rencontre votre pays dans sa situation de conflit dont il veut sortir, face au défi que sont sensés relever nos pays réputés apaisés quand il s’agit de réaliser la paix civile, ce problème de distance ne peut être négligé et il constitue une des difficultés de la politique d’îlotage, par exemple, qui vise, logiquement, à rapprocher la police de la population.

          Participer au développement d’une nouvelle vision intégratrice de la société

L’axe trois de votre congrès pose, en quelque sorte, le problème de la recherche de l’eldorado auquel nous rêvons tous : comment articuler la nouvelle mentalité souhaitée et la politique nécessaire au plus grand bénéfice du vivre ensemble ?

S’
exprimant à propos de son dernier livre « Résister, Responsabiliser, Anticiper », Mireille Delmas-Marty, titulaire de la chaire « Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit » au Collège de France, répondait  à la question qu’on lui posait ainsi : « Pourquoi croyez-vous qu’il y a au fond, un chemin possible vers la cohérence – nous pouvons sans hésitation considérer qu’elle avait aussi bien en tête l’objectif du vivre-ensemble ? N’est-ce pas une utopie ? » « Je poserais la question à l’envers : je ne vois pas comment une société peut vivre sans un horizon, sans une utopie. Je suis très proche de la pensée de Ricoeur : une société peut fonctionner sans idéologie, mais pas sans utopie, « car ce serait une société sans dessein ». Quand la ligne d’horizon est brouillée, l’utopie joue un rôle dynamique, pour élargir le champ des possibles, mobiliser les énergies, mettre en mouvement l’imagination et la volonté humaine. J’ai utilisé parfois la métaphore des nuages ordonnés, pour décrire ces ensembles juridiques en formation. Cette métaphore symbolise l’instabilité, mais suggère aussi le souffle, l’esprit, qui doit animer les mouvements du droit. Entre l’esprit de compétition, l’esprit de solidarité, l’esprit de conservation et l’esprit pionnier, le choix reste ouvert.»

Cette juriste s’est aussi fait remarquer par son travail sur les « forces imaginantes du droit » montrant effectivement qu’elle revendique la poursuite de l’utopie. Elle le fait donc parce qu’elle affirme qu’un nouvel humanisme reste à inventer ou plutôt qu’il faut « se projeter dans l’avenir en faisant le pari qu’il est possible d’humaniser la mondialisation autour de trois objectifs : résister à la déshumanisation, responsabiliser ses acteurs, anticiper sur les risques à venir. » Nous avons choisi, dans cette enceinte, de nous interroger sur les nouveaux paradigmes dont nous avons besoin aujourd’hui ;  n’hésitons donc pas à faire toute sa place à celui de la « culture de la paix » à promouvoir  et dont le besoin s’inscrit de plus en plus dans la réalité puisque l’auteur de ce livre qualifié « de combat » le conclue elle-même par un appel à imaginer une paix durable en même temps qu’à inventer un développement durable.

 Je n’ai donc pas pu distinguer la situation de la Colombie du sort du reste du monde ! Nous nous trouvons bien à un moment charnière de l’histoire de votre pays et s’il m’incite à reprendre la magnifique citation de Santander inscrite au fronton du palais de justice de Bogota : « Colombianos, las armas os han dado independencia, las leyes os daran libertad » c’est pour considérer, si vous me le permettez, que c’est le moment d’œuvrer à la définition d’un projet de société, la troisième étape évidente et nécessaire de la fondation d’une nation, de votre nation. Je me considère comme privilégié d’avoir eu la possibilité de voir que la police colombienne l’a compris et veut agir en conséquence. Je crois qu’elle devrait considérer comme un encouragement le fait qu’elle n’est pas isolée dans ses efforts pour analyser et comprendre les changements qui sont intervenus et pour anticiper et essayer de résoudre cette complexité. En étant les acteurs de votre propre histoire vous confirmez, en quelque sorte, que c’est par ce mouvement universel que l’Histoire commence véritablement.