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CIUDAD JUAREZ. Retour historique sur les racines de la crise de sécurité mexicaine.
Par Florent Blanc. Dans le cadre de son travail d’analyse des méthodes de la paix, l’Ecole de la paix s’intéresse aux activités de Victor Quintana. A la fois universitaire, homme politique et militant de terrain, Victor est une figure de Ciudad Juarez, cette ville-frontière qui présente la caractéristique d’accueillir une société civile active et résiliante alors que continue de faire rage une véritable guerre opposant les forces armées fédérales aux cartels qui contrôlent les nombreux trafics. L’histoire de Ciudad Juarez, nous explique Victor Quintana, dans ce long entretien, est intimement liée à la frontière et à la capacité des gouvernements américains de rejeter de l’autre coté du fleuve-frontière les individus, les trafics et les errements moraux qu’ils ne veulent pas tolérer du coté d’El Paso, Tx.
Mars 2012, Genève
Il passe la porte et s’impose à l’observateur. Victor Quintana avance vers nous la main tendue en appelant Richard avec un accent qui vient confirmer ce que l’œil et l’oreille avaient déjà enregistré : le bruit des talons de bottes sur le sol feutré du Centre de Conférence Internationale de Genève, le costume élégant de ranchero avec les broderies et la fine moustache.
Le soleil genevois ne fait pas oublier le froid des derniers jours de l’hiver ni le fait que l’on sait que cet entretien va déjà être trop court. On traverse la rue pour trouver, dans une des cantines peuplées par les fonctionnaires de l’ONU, une table pour débuter cette conversation.
Victor Quintana est l’un des témoins de la crise de sécurité que vit le Mexique contemporain. À la fois guerre civile et guerre des gangs, le conflit qui depuis le début des années 2000 met littéralement le pays à feu et à sang est en train de connaître un tournant qui fait entrevoir, à la faveur d’une solution des plus iniques, un retour à un équilibre dans le conflit. C’est précisément sur ce point que nous aimerions avoir le point de vue de Victor Quintana.
Professeur d’université, activiste et ancien responsable politique de premier plan au sein du gouvernement fédéral, Victor Quintana est un observateur de choix. Le fait qu’il soit à Genève à l’invitation de Freedom House ne trompe pas.
Le temps nous est compté, l’histoire commence.
Un territoire lié à l’évolution des mœurs politiques américaines
Victor Quintana occupe une position particulière au sein de l’écosystème politique de Ciudad Juarez et de l’Etat de Chihuahua. Lui qui a été homme politique, professeur d’université et activiste nous livre une analyse très fine de l’histoire que ce territoire traverse.
Victor nous raconte que « l’histoire de cette crise, comme beaucoup d’autres, s’explique par l’histoire même du territoire sur lequel elle est apparue. Vous ne pouvez pas dissocier la crise du narcotrafic actuelle de la relation historique de Ciudad Juarez avec le reste du Mexique et les Etats-Unis. La ville s’est construite dans un triangle de relations complémentaires : ville frontière, ville de communication et ville de trafics.
C’est dans les années 1920 que Ciudad Juarez est devenue un lieu de prédilection pour l’industrie du vice. La prohibition décrétée par le gouvernement fédéral américain a déplacé de l’autre coté du Rio Grande qui n’a alors de frontière que le nom, le commerce de l’alcool et des activités qui lui sont liées notamment la prostitution ».
Pour l’universitaire qu’il est, la situation actuelle s’analyse sous la forme d’un écosystème complexe au sein duquel les parties sont liées dans une relation qui cherche un équilibre pour que le tout continue de fonctionner. Si la prohibition peut ainsi s’analyser sur un plan social du coté américain – faire cesser le commerce et la consommation d’alcool pour bannir certains maux sociétaux -, du coté mexicain, les conséquences de cette décision législative concernent directement le secteur social – déplacement des activités criminogènes, impact sur la société locale -, économique mais aussi politique – contrôle des activités ainsi générées…
Ciudad Juarez et le poids économique du voisin américain : libre-échange et plus encore
Vue de l’extérieur, des Etats-Unis ou d’Europe, la montée en puissance des cartels semble parfois liée à la signature des accords de libre-échange américains de 1994 qui, en déstabilisant notamment le secteur de l’agriculture traditionnelle et en accélérant le phénomène des délocalisations des chaines de production des industries nord-américaines, auraient créé les conditions de l’émergence de cartels puissants.
Cependant, Victor porte un regard quelque peu différent sur cette relation symbiotique : « l’ALENA n’est pas responsable de tout. La signature de cet accord est certes à la base de profondes transformations de la société mexicaine et de son économie. Mais les causes selon moi sont plus à chercher dans les responsabilités propres des responsables politiques ».
Pourtant Victor Quintana reconnaît facilement que ces accords de libre échange ont fait disparaître l’agriculture traditionnelle mexicaine, forçant en quelques années le Mexique à dépendre des importations agricoles américaines pour près de 40% de sa consommation. Sans insister plus avant sur l’impact que les choix politiques américains, Victor Quintana propose un modèle explicatif centré sur le choix fait par les élites politiques mexicaine : celui de privilégier le développement économique en délaissant les politiques sociales.
L’analyse qu’il fait des causes du conflit que vit le Mexique place l’acteur étatique et ses élites au premier rang des responsables. En ce sens, Victor Quintana se détache des explications soutenant la thèse d’un état failli, incapable de résister à la pression des groupes criminels qui prolifèrent dans les interstices laissées vacantes par l’état autrefois présent.
Le choix d’un modèle de
croissance économique qui néglige le secteur social
En plaçant l’économie et la croissance au cœur de ses préoccupations, Vincente Fox puis Felipe Calderon ont choisi de se désengager du secteur social. Les conséquences sont lourdes. Dès lors, poursuit-il, les enfants ne sont plus socialisés. Plus d’investissement dans le social, c’est autant de relais éducatifs et de soutien aux plus démunis et laissés pour compte du mode de développement qui son absent. Quand l’école ne peut plus s’appuyer sur des relais pour prendre soin des enfants quand les parents travaillent de nuit ou en horaires décalés, quand les exclus du système ou ceux qui perdent l’emploi que les firmes américaines délocalisent en Chine ou en Inde, la société de Ciudad Juarez perd un équilibre fragile et au combien inégalitaire.
Pour Victor, l’autre élément qui contribue à la dégradation inquiétante vécue par l’Etat de Chihuahua, c’est la corruption du gouvernement fédéral.
Cette corruption est l’objet d’une attention particulière de tous les indicateurs de développement – tant économique que politique ou humain. Sa réduction est une composante essentielle des efforts de restauration de l’Etat de droit et du respect de l’égalité de chaque être humain devant l’Etat. Résultat d’une désorganisation de la puissance publique, la corruption des agents de l’Etat est un facteur supplémentaire du délitement sociétal. En introduisant une nouvelle dose d’incertitude dans les rapports entre la population, les milieux économiques et la puissance publique, le phénomène corruptionnaire tend à privilégier tout groupe capable de restaurer une certaine prédictibilité dans les échanges. Mais nous reviendrons sur ce point plus loin.
Sur ce terreau, la naissance des cartels
Les explications universitaires sur la criminalité organisée tendent à favoriser plusieurs causalités participant de l’échec de l’Etat à établir ou maintenir son contrôle sur son territoire: la pénétration de groupes extérieurs, le manque de ressources publiques, la désorganisation de l’appareil d’état, la corruption des élites et des forces de l’ordre….
Celle que propose Victor Quintana est classique et sans surprise puisqu’elle illustre une fois de plus la co-dépendance du Mexique et des États-Unis. Les cartels apparaissent en premier lieu dans l’Etat de Sinaloa à la faveur de l’apogée de la guerre contre la drogue initiée par Carter et poussée par Reagan dans les années 1980. L’Etat de Sinaloa est au cœur du triangle d’or mexicain qui connecte les états de Durango, de Chihuahua et de Sinaloa dans une zone montagneuse où fleurissent aujourd’hui les plantations quasi-industrielle de marijuana destinées aux consommateurs américains.
A la faveur de la guerre contre la drogue qui vise à poursuivre consommateurs et revendeurs mais aussi à démanteler les réseaux de trafic de drogue qui alimentent en cocaïne les États-Unis, les groupes criminels mexicains vont se trouver en position de prendre une part confortable de ce marché. L’effort américain de lutte contre les filières va se concentrer sur la production colombienne en particulier. S’adaptant aux contrôles renforcés, les cartels d’Amérique centrale vont chercher d’autres routes de transit notamment par le Mexique. En se chargeant de l’acheminement d’une partie du flux de drogue vers les États-Unis à une époque où la frontière n’est pas encore l’objet de toutes les attentions sécuritaires, les cartels vont se forger une réputation et devenir un maillon crucial de la
chaine du commerce illégal.
La guerre contre la drogue censée ralentir la pénétration de la drogue sud-américaine sur le territoire américain va contribuer à l’émergence de nouveaux acteurs de ces trafics et au déplacement des violences qui accompagnent invariablement ce type d’activité.
Les premières violences
Elles apparaissent dans les années 1990. Le monde entier s’émeut, alors, de l’annonce de la disparition massive de jeunes femmes dans la zone frontalière où ont poussé à la faveur de l’ALENA, les fameuses maquiladoras. Ces usines américaines dé-localisées ont en effet créé un appel d’air économique dans lequel des centaines de milliers de mexicains se sont engouffrés.
Des hommes et des femmes seules mais aussi des familles affluent vers la frontière pour chercher un emploi. L’accord de libre échange signé par le Canada, le Mexique et les Etats-Unis créé un double effet de push and pull sur la société mexicaine. D’un coté, l’ALENA favorise la production agricole fortement subventionnée américaine qui va peu à peu rendre obsolète la production traditionnelle des pays mexicains, et de l’autre, l’accord de libre échange accélère la construction d’usines d’assemblage le long de la frontière. L’exode rural vers les nouvelles maquiladoras est massif. 250,000 emplois sont créés à Ciudad Juarez. Les conditions de travail sont dures, les salaires faibles, mais les candidats à l’embauche se pressent chaque matin aux portes des usines. Main d’oeuvre docile, coupée des ressorts traditionnels de soutien que sont la famille et la structure sociale des villes et villages, entièrement soumise à la pression économique, la nouvelle population de Ciudad Juarez est en équilibre instable.
Dans une société en phase de déstructuration économique, l’impunité dont vont bénéficier les responsables de ces disparitions apparaît comme une incitation supplémentaire à la destruction des liens humains. Si ceux qui kidnappent, violent et assassinent ces jeunes femmes ne sont pas poursuivis, alors que peut l’Etat ? Et si l’Etat ne peut plus assurer la sécurité des citoyens, que reste-t-il de la société ? Bientôt les réseaux de trafiquants de drogue vont être pointés du doigt dans le cadre de plusieurs disparitions forcées.
Le tournant sécuritaire de 2001
Pour Victor, la chute des tours jumelles, en septembre 2001 va avoir un impact considérable sur l’organisation de la société mexicaine.
Au lendemain des attentats contre les États-Unis, le Congrès américain pressé par la soudaine domination des arguments sécuritaires dans le débat public, cède aux républicains les plus durs et aux sirènes du lobby de l’industrie de la sécurité. La frontière sud que les administrations américaines depuis les années 1960 – date de la première mesure législative sur la citoyenneté et l’immigration– n’ont su appréhender dans sa complexité, devient l’objet de toutes les peurs et de tous les efforts du gouvernement fédéral qui craint que des terroristes n’infiltrent son territoire par le
biais de ses centaines de kilomètres de frontière avec le Mexique.
Le diagnostic sécuritaire est clair : la frontière doit être marquée, surveillée, technologiquement protégée, patrouillée. La mesure, portée par les représentants des Etats frontaliers, mais également par le lobby de l’industrie de la sécurité va trouver, après les attentats du 11 septembre 2001, un terreau favorable. Dès le vote du Patriot act le 26 octobre, et plus encore après celui du Homeland Security Act, qui voit la création d’un super-ministère de la sécurité intérieur, le ton est donné.
Ceux qui veulent traverser illégalement la frontière sont des criminels qui doivent être arrêtés, internés, jugés et déportés le plus rapidement possible. Ce sera l’un des buts poursuivi par les rédacteurs du Patriot Act, la mesure sécuritaire phare de l’Administration Bush adoptée le 26 octobre 2001. Les réseaux criminels qui organisent le flux d’êtres humains à travers les mailles du filet qui se resserrent sont les nouveaux ennemis. Le passeur, ou coyote, devient l’une des cibles de la nouvelle politique de sécurité américaine qui assimile passeurs, immigrants et terroristes sous une même typologie de la menace.
Le crime organisé étant avant tout un agent économique rationnel, si le flux transfrontalier devient plus difficile, plus risqué et la demande plus pressante puisque les individus ne s’aventurent désormais plus seuls à travers les déserts, logiquement malheureusement la loi de l’offre et de la demande fait exploser littéralement le prix des passeurs. A l’instar du trafic de stupéfiants, la migration illégale représente une source de revenus que se disputent les groupes criminels.
Ciudad Juarez, comme d’autres villes le long de la frontière devient le lieu où se concentrent les activités illicites, ceux qui les pratiquent, ceux qui les protègent, ceux qui les alimentent et ceux qui en subissent les conséquences.
2001 et la (re)découverte de la puissance du marché interne de la drogue
Quand la frontière se referme, les flux de drogue, nous explique Victor Quintana, vont trouver des points de débouchés localement. Les cartels commencent à trouver de nouveaux marchés au Mexique même. Le risque est bien moindre et les autorités mexicaines ne sont pas en mesure de lutter contre les groupes responsables.
ALENA et mondialisation: le déséquilibre économique mexicain
Le début des années 2000 marque un autre tournant dans la relation américano-mexicaine. Les maquiladoras qui avaient fleuri le long de la frontière dans les années 1990 se mettent subitement à fermer les unes après les autres. Les lois du capitalisme sauvage par lesquelles les entreprises américaines abondent pour satisfaire le sacro-saint actionnaire obligent à de nouvelles délocalisations des outils de production. Les emplois du Mexique partent donc vers de nouveaux pays émergents où les coûts salariaux permettent de nouveaux gains que les frais de transports internationaux ne viennent pas écorner.
L’emploi disparaît. La structure sociétale que permettait de faire subsister l’emploi massif est un peu plus encore érodée. Destruction de l’emploi, criminalité organisée et trafic de drogue. Le cocktail explosif fait rapidement de Ciudad Juarez la première ville mexicaine en termes de consommation de stupéfiants. Et comme l’Etat n’a pas prévu de service
public ou de dépenses sociales… le cercle est vicieux mais il était vicié dès le départ pourrait-on penser.
Des effets de la mondialisation sur la vie à Ciudad Juarez
En sociologue mais aussi en tant qu’homme politique, Victor Quintana pousse l’analyse plus loin. Selon lui, la fermeture des maquiladoras le long de la frontière va avoir des conséquences plus profondes sur l’équilibre social.
Les emplois qui disparaissent, plus de 100 000 en quelques mois, accroissent la pression sur l’emploi. Les maquiladoras qui ressemblent pour beaucoup aux entreprises américaines des années 20 ou 30 se servent de la pression du dehors pour faire accepter la dégradation des conditions de travail aux salariés. S’il n’est pas question de mettre en oeuvre des briseurs de grèves ou des milices privées pour forcer les hommes et les femmes au travail, c’est parce que le droit de grève est inexistant.
Baisse des revenus, pression sur les travailleurs et chômage en forte progression. Une fois de plus, Ciudad Juarez connaît une nouvelle équation de violence. Les quelques travailleurs sociaux qui essaient de faire tenir la société tant bien que mal notent à cette époque une résurgence des violences domestiques, alors que les citoyens sont témoins de nouvelles violences entre cartels.
Ciudad Juarez et la guerre des cartels
Jusqu’en 2007, un certain équilibre dans la violence perdure à la faveur du contrôle du seul cartel local sur le territoire. Victor, en en saisissant l’ironie, raconte qu’il n’y avait « que » 290 assassinats en 2007. 2006, c’est précisément l’année où le gouvernement mexicain décide de militariser la lutte contre la drogue au Mexique.
Elu à la présidence à l’issue d’un scrutin contesté, Felipe Calderon arrive au pouvoir en mal de légitimité tout en héritant d’une situation sociale difficile. Pour beaucoup, la décision de mobiliser les forces armées pour lutter contre les cartels est une instrumentalisation des habits du pouvoir pour affermir son empreinte présidentielle.
L’envoi de troupes fédérales vers Ciudad Juarez concerne près de 10000 soldats. Le combat pour le contrôle du territoire éclate, la violence fait un bond que mesure l’augmentation par six du nombre d’homicides.
A ce sujet, les critiques de Victor Quintana sont sévères. Il explique que le taux de croissance du nombre d’homicides pour le simple état de Chihuahua, s’il était appliqué aux statistiques américaines équivaudrait à près de 400,000 homicides par an. Invité à s’exprimer aux États-Unis en novembre 2011 au cours de l’International Drug Policy Reform Conference, Quintana affirmait qu’un « véritable génocide est commis au Mexique. Nous avons 10,000 orphelins de la guerre contre la drogue et plus de 230,000 déplacés. Nous faisons face non seulement à la violence du crime organisé mais également à celle de l’Etat » (voir stopthedrugwar.org « Mexico’s symbol of drug war resistance says it’s our fight too », 9 novembre 2011).
Les théories de sciences politiques qui expliquent que l’Etat n’est jamais que le gang le plus puissant pourraient s’appliquer ici. L’arrivée de ces nouveaux acteurs, le débarquement sur un territoire limité de milliers d’armes
supplémentaires et la lutte contre non seulement le cartel mais aussi ses sources de revenus vient perturber profondément l’équilibre local.
En s’attaquant au cartel de Juarez, l’armée crée les conditions d’interstices dans lesquels vient s’insérer le cartel de Sinaloa. Rapidement, le cartel va devoir se diversifier. On assiste alors à la hausse des carjacking, des kidnappings. Un groupe social en particulier est visé : les médecins pour différentes raisons.
Apex et nouvel équilibre
C’est en 2010 que la violence atteint son maximum. Cette année là, près de 3000 personnes sont victimes d’assassinat et d’exécutions massives.
L’année suivante, l’armée est retirée de Juarez et le contrôle de la ville est rendue à la police locale. Rapidement, la violence diminue et retrouve son niveau de 2008. Mais cette baisse dans la violence se paie, encore une fois. La répression policière vise tout particulièrement les jeunes qui sont contrôlés et arrêtés massivement.
Un nouveau climat de terreur en quelque sorte, nous explique Victor Quintana. Entre la police, l’armée et le cartel de Juarez, un nouvel acteur a imposé son contrôle sur la ville : le cartel de Sinaloa.
La paix et l’équilibre
Victor Quintana nous surprend à ce moment de l’entretien. Dans son propos transparait l’idée selon laquelle un équilibre de la terreur en vaut un autre. La paix, mot qu’il n’emploie d’ailleurs pas, c’est l’absence de violence de violence. C’est ça que veulent d’abord les habitants. La fin des assassinats et des disparitions forcées.
L’idée d’une paix démocratique et d’un ordre issu de l’action d’un état responsable, élu démocratiquement et qui rejette la corruption, c’est une idée secondaire.
Pour le moment donc, l’équilibre est revenu à Ciudad Juarez. La frontière reste fermée, le trafic a repris, et la population réapprend à vivre avec de nouvelles blessures et de nouveaux groupes criminels.
Aujourd’hui, c’est le cartel de Sinaloa qui a repris le contrôle de Ciudad Juarez avec la bienveillance des gouvernements du Mexique et des États-Unis. En effet, le pari a été fait de privilégier l’émergence d’un cartel unique plutôt que de lutter contre des cartels en guerre pour le contrôle des trafics. Better one devil you know than two you don’t.
Ce nouvel équilibre donne déjà lieu à un retour à la normale dans la ville. Victor explique que l’illustration la plus marquante est la réouverture des boites de nuit. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces lieux ne peuvent fonctionner sans la présence de femmes qui avaient disparu depuis le début des enlèvements et de la vague de crime du début des années 2000.
Alors quelles solutions peut-on imaginer?
Le problème de la violence des cartels à Juarez dépasse les limites de la ville, les frontières de l’état et la frontière avec les États-Unis. Pour lutter contre les sources de cette violence et de ces trafics, certains groupes proposent des solutions radicales : la décriminalisation. Mais de quoi exactement ? Il ne s’agit bien
entendu pas de décriminaliser le trafic de stupéfiants mais de légaliser la vente de certaines drogues comme la marijuana l’est déjà dans plusieurs états américains sous certaines conditions.
L’argument est désormais connu : ramener les activités illicites dans le circuit de l’économie réelle afin de couper les trafics et les violences afférentes. L’argument est celui adopté de plus en plus fréquemment par les activistes mexicains mais aussi américains qui comprennent que le régime de la prohibition alimente depuis trop longtemps les trafics, générant ainsi un commerce juteux. Selon cette logique, les moyens militaires mis en place contribuent à faire grimper les prix, donc le profit des trafiquants et la lutte pour le contrôle des flux illicites.
La guerre contre la drogue explique qu’une livre de marijuana coûte 25$ au Mexique, mais qu’une fois passée la frontière elle se négocie à 525$ dans les rues de Los Angeles. La légalisation apparaît, au vu du coût payé, comme une évidence que proclament les résistants des deux cotés de la frontière.